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Sébastien Lapaque, "Philippe Ariès : un art de la mémoire"

mercredi 3 janvier 2018, par Guillaume Gros

Sébastien Lapaque, "Philippe Ariès : un art de la mémoire", dans Revue des deux Mondes, novembre 2017, p. 106-109.
 Cet article sur Ariès s’inscrit dans le cadre d’un dossier consacré au thème "Faut-il supprimer le roman national ? L’histoire, une passion française" avec des contributions de Pierre Nora, Patrice Gueniffey, Robert Kopp, Patrick Boucheron, Fabrice d’Almeida, Fatiha Boudjahlat, Laurent Wetzel, Olivier Grenouilleau, Maryvonne de Saint-Pulgent.
 Romancier, essayiste, Sébastien Lapaque consacre un article à Philippe Ariès dans lequel il montre la modernité de sa pensée dans l’analyse du sentiment familial et rappelle son influence majeure chez le sociologue et historien américain Richard Sennett dont il a d’ailleurs rédigé la postface de La Famille contre la ville, les classes moyennes de Chicago à l’ère industrielle (1872-1890).

Début du texte de Sébastien Lapaque (extrait)

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"En 1970, le sociologue et historien américain Richard Sennett, que le public français ne découvrirait qu’une dizaine d’années plus tard, publiait aux Presses universitaires de Harvard sa thèse de doctorat soutenue avec succès l’année précédente : Families Against the City. Middle Class Homes of Industrial Chicago, 1872-1890la Famille contre la ville, les classes moyennes de Chicago à l’ère industrielle (1872-1890) [1]. Dans ce travail novateur, consacré aux interactions de la vie urbaine, de l’existence privée et du quotidien professionnel dans le quartier d’Union Park, le jeune chercheur, qui allait consacrer sa vie à scruter les métamorphoses de la réalité sociale moderne, mettait en avant les éléments générateurs de dislocation familiale, de troubles sociaux et émotionnels chez les « gens ordinaires » chers à son aîné Christopher Lasch.
Son idée centrale était que la famille nucléaire, « intense-fermée », était moins bien adaptée aux rudesses de l’économie capitaliste et de la société qu’elle générait que la famille étendue, le clan bourgeois et puritain qui l’avait précédé dans l’Amérique de la Prairie et des premiers temps urbains dont Tocqueville a laissé une impérissable description dans De la démocratie en Amérique. Ce qui est passionnant, dans cette thèse, c’est qu’elle ausculte l’apparition de la civilisation des cadres et des activités tertiaires. Attaché à recenser les catastrophes sociales engendrées par la modification des mœurs, Richard Sennett aurait pu se référer au mot fameux de Karl Marx et Friedrich Engels dans le Manifeste du parti communiste : « Tout ce qui était solide, bien établi, se volatilise. » Citer Marx était alors à la mode dans les universités occidentales.

Or Richard Sennett ne cite pas Marx et Engels, mais l’historien français Philippe Ariès (1914-1984) abondamment. Appuyé sur une lecture rigoureuse d’Histoire des populations françaises et de l’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, il oppose les thèses et les travaux du Français à ceux de l’Américain Talcott Parsons (1902-1979), le père de la théorie du fonctionnalisme systémique, un sociologue assez généralement ignoré en France, où il n’a jamais été traduit. Là où Talcott Parsons, en savant positiviste, insiste sur qui soude et unit une société, Philippe Ariès, en historien des mentalités sachant scruter le mouvement tectonique des plaques, souligne plutôt ce qui la dissout et la désagrège. Penché sur le destin de la famille ouverte au dynamisme de la ville, Richard Sennett raconte son éclatement face aux données nouvelles de l’urbanisme et de la société industrielle. Par là, il donne raison à Philippe Ariès lorsqu’il conclut à un échec de la famille repliée sur le noyau du couple et des enfants — trop petite, elle provoque un surinvestissement affectif, trop repliée sur elle-même, elle est un générateur de névroses. [...]"


[1(1) Editions Recherche avec une postface de Philippe Ariès.