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C. Bouton, L’accélération de l’histoire

jeudi 16 juin 2022, par Guillaume Gros

Christophe Bouton, L’accélération de l’histoire. Des Lumières à l’Anthropocène, Seuil, coll. "L’ordre philosophique", 2022, 382 p.

Ariès et Halévy popularisent l’accélération de l’histoire

 Si l’idée d’une accélération de l’histoire apparaît au moment des Lumières, puis dans sa dimension politique avec des évènements comme la révolution française et avec le progrès des sciences et des technologies à l’âge industriel et plus récemment avec l’ère numérique, c’est Daniel Halévy qui en popularise l’idée en en faisant le sujet principal de son ouvrage comme le rappelle Christophe Bouton dans son introduction : « Mais si l’idée était dans l’air du temps, Halévy est sans doute le premier à avoir forgé la formule “accélération de l’histoire”, et à en avoir fait le motif central d’un ouvrage. Sous sa plume, l’accélération de l’histoire a un sens global, elle désigne à la fois les progrès techniques et les changements politiques de plus en plus nombreux au cours du temps. Bien que le livre d’Halévy n’ait pas laissé une empreinte profonde sur la production scientifique, il en a cristallisé l’idée et diffusé l’expression. En témoigne le fait que les occurrences de l’“accélération de l’histoire” dans la littérature académique se situent presque toutes après 1948, date de la parution de son essai. Elles proviennent pour l’essentiel de publications en sciences humaines, où est évoquée la « foudroyante », « incroyable », « indéniable » « accélération de l’histoire » des XIXe et XXe siècles. Parmi les auteurs qui utilisent l’expression dans le sillage d’Halévy, on trouve des intellectuels et des historiens connus comme Bertrand de Jouvenel, Philippe Ariès et Emmanuel Berl ».

- Philippe Ariès a rendu compte de cet ouvrage en 1948 dans la Revue française de l’élite, sous le titre “Les méditations de Daniel Halévy sur l’histoire” dont des extraits sont disponibles sur le site, et dont l’article est reproduit en intégralité dans Pages retrouvées (Cerf, 2020).
 P. Ariès est, en effet, particulièrement sensible à cette notion d’accélération de l’histoire à partir de l’expérience de la Seconde Guerre mondiale qu’il perçoit comme une invasion de l’histoire dans le quotidien au point de ne plus faire la distinction entre public et privé. Philippe Ariès a d’ailleurs tiré de cette expérience une réflexion sur les attitudes de l’homme devant l’histoire à partir de son itinéraire dans un essai intitulé Le Temps de l’histoire , paru en 1954 et réédité en 1986 au seuil.

C. Bouton déconstruit l’idée d’accélération

 Cette accélération de l’histoire conduit à l’exacerbation de ce que François Hartog nomme le “présentisme”. Selon Christophe Bouton, la vision de l’accélération de l’histoire s’inscrit dans une critique de la modernité que l’on retrouve chez des penseurs issus de courants très différents à l’instar de R. Koselleck, Paul Virilio ou Peter Conrad.
 Christophe Bouton entreprend de faire la généalogie et l’histoire de cette idée d’accélération afin de déconstruire au final la thèse de l’accélération. S’appuyant sur des sources variées en puisant chez les historiens, les essayistes, les philosophes, les hommes politiques, les industriels ou les scientifiques, son propos pose trois grandes questions. En quels sens emploie-t-on le concept d’accélération et quand l’applique t-on à l’histoire autrement dit s’agit-il d’une catégorie historique ou d’une simple métaphore. Ensuite, qu’en est-il de la réalité de l’accélération ? Enfin, selon quels critères ce phénomène est-il attendu ou redouté, loué ou critiqué ?
 Organisé en 8 chapitres thématiques, l’auteur, professeur de philosophie à l’Université de Bordeaux-Montaigne, bon connaisseur de la pensée allemande, s’appuie en particulier sur R. Koselleck : « Ces trois étapes de l’accélération, envisagée en tant que catégorie historique, ne doivent pas être comprises selon une succession exclusive, mais plutôt en termes de stratification ou d’accumulation, d’après le modèle de la “simultanéité du non-contemporain” cher à Koselleck. Celui-ci signifie qu’un concept peut contenir de multiples significations simultanées, au sens où elles existent au même moment, tout en datant de périodes historiques distinctes, qui ne sont pas contemporaines les unes des autres. La première forme historique de l’accélération – la réduction du temps – mobilise seulement la signification eschatologique, la deuxième – l’augmentation des vitesses et des rythmes – se charge des sens politique et technique, et la troisième – l’accélération généralisée - inclut les trois aspects, y compris celui apocalyptique de la “fin de l’histoire” qui affleure, avec l’hypothèse de catastrophes nucléaires ou climatiques, dans la conclusion du livre de Rosa, comme dans certains discours de l’Anthropocène. » (C. Bouton, p. 55-56)

C. Bouton analyse l’accélération selon D. Halévy

« Son récit est divisé en deux grandes périodes. Le “cycle antique” va de l’Égypte ancienne, qui a commencé l’histoire pour la suspendre aussitôt, à la chute de l’Empire romain. Il montre une première rupture marquée par la Grèce, qui a pris conscience, en la figure de Thucydide, de l’“aggravation du phénomène historique”, c’est-à-dire de l’apparition d’événements et de bouleversements majeurs. Le “cycle moderne” couvre le Moyen Âge et l’histoire du monde jusqu’à Hiroshima, en passant par ce “fait nouveau sans précédent” que fut la Révolution française. Halévy entend mettre en évidence l’augmentation progressive, au cours de ces deux cycles, du rythme des changements technologiques et politiques. À la différence d’Adams, il ne fait pas porter son analyse uniquement sur les progrès techniques et scientifiques, il insiste également sur le sens politique de l’accélération, de sorte que la césure de 1789 ressort nettement. On le voit dès le point de départ de l’essai, qui est une longue citation de Michelet tirée de la préface, écrite en 1872, de son dernier livre, Histoire du XIXe siècle :
“Un des faits les plus graves, et les moins remarqués, c’est que l’allure du temps a tout à fait changé. Il a doublé le pas d’une manière étrange. Dans une simple vie d’homme (ordinaire de soixante-douze ans), j’ai vu deux grandes révolutions qui autrefois auraient peut-être mis entre elles deux mille ans d’intervalle.
Je suis né au milieu de la grande révolution territoriale ; ces jours-ci, avant que je ne meure, j’ai vu poindre la révolution industrielle.

Né sous la terreur de Babeuf, je vois avant ma mort celle de l’Internationale.”
L’accélération dont parle Michelet - le doublement de l’allure, de la vitesse - désigne le fait que l’intervalle entre les grands changements qui affectent la société s’est brusquement réduit : plus de bouleversements, sur des périodes plus courtes. Ce n’est pas un hasard si Michelet fait ce constat dans un livre consacré à l’histoire du XIXe siècle, marquée par une succession de périodes révolutionnaires : 1830, 1848, 1871, et encadrée par les deux révolutions auxquelles il fait allusion : la Révolution française, qui a fait disparaître du jour au lendemain l’Ancien Régime, et la révolution industrielle, qui est déjà bien avancée en 1872. Halévy considère que l’originalité de Michelet est d’étendre la notion d’accélération à “l’ensemble de l’histoire”, et non aux seules “innovations mécaniques”. Quelques décennies plus tôt, Chateaubriand avait déjà pointé le lien entre la Révolution de 1789 et l’accélération de l’histoire, mais en s’en tenant à la forme politique de celle-ci. Au moment où il écrit, Michelet peut en revanche englober dans un même diagnostic - l’histoire va plus vite - le sens technique de l’accélération (la révolution industrielle) et son sens politique (la terreur de Babeuf évoque 1793, et l’Internationale est une allusion transparente à la Commune de Paris). »

Thomas Gomart, une approche géopolitique de l’accélération de l’histoire

Directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI), Thomas Gomart questionne le contexte géopolitique actuel avec l’agression de l’Ukraine par la Russie en 2022, la menace répétée de la Chine sur Taïwan, l’attaque d’Israël par le Hamas en 2023 et la course au réarmement depuis une décennie décrivant une « double accélération géopolitique et géoéconomique » sur fond de rivalité sino-américaine, « de rapprochement sino-russe, de renforcement de l’OTAN et d’émergence politique du “Sud global” » dans son ouvrage L’Accélération de l’histoire, Les nœuds géostratégiques d’un monde hors de contrôle, chez Taillandier, en 2024 (illustration ci-contre). Il réfléchit aux conséquences de cette double accélération : « L’histoire n’est ni linéaire ni téléologique, et son accélération se caractérise par une multiplication d’actions délibérées de nature stratégique qui modifient les équilibres de puissance et transforment les théâtres régionaux. »