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Marc Bloch (1886-1944), un savant remarquable

dimanche 14 janvier 2018, par Guillaume Gros

Philippe Ariès, chapitre "L’Histoire existentielle", Le Temps de l’histoire, Editions du Rocher, 1954. Réédition, Seuil, 1986, p. 225-239.

 Philippe Ariès découvre Marc Bloch (1886-1944) et Lucien Febvre, pendant la Seconde Guerre mondiale, alors qu’il vient de se lier d’amitié avec Daniel Halévy. Alors que son premier essai, Les Traditions sociales dans les pays de France, paru en 1943, intègre quelques apports des Annales, notamment dans l’utilisation de l’analyse des paysages, l’historien du dimanche, résume cette découverte dans ses souvenirs : "J’ai éprouvé un intense émerveillement en découvrant -finalement assez tard - les livres de Bloch, de Lucien Febvre, la collection des premières Annales, et dans la foulée les sociologues [...]" (Un Historien du dimanche, p. 78).
 Cette influence est visible, dès 1948, dans la démarche de son Histoire des populations françaises et de leurs attitudes devant la vie, dans laquelle, évacuant l’histoire événementielle, l’historien s’attache à mettre en avant une "histoire souterraine" en montrant les résistances au changement.
 Enfin, certaines pages du Temps de l’histoire, qui s’inspirent des nombreux compte rendus alors rédigés par Philippe Ariès dans des revues non savantes à la fin des années 1940 et dans les années 1950, constituent un véritable plaidoyer en faveur de Lucien Febvre et de Marc Bloch à l’instar du portrait qui suit.
 Se félicitant du recul dans l’histoire scientifique - quoique trop lent à ses yeux - de l’histoire positiviste incarnée par Charles Seignobos, Philippe Ariès résume ainsi les qualités de la nouvelle histoire prônée par Lucien Febvre et Marc Bloch qualifiés de "savants remarquables" : "Les horizons qu’elle découvre à la curiosité contemporaine doivent donner à cette science rajeunie une place dans le monde intellectuel qu’elle avait perdue depuis les romantiques, Renan et Fustel de Coulanges. Le positivisme de l’école classique l’avait mise à l’écart des grands débats d’idées. Le marxisme, l’historicisme conservateur, l’avaient annexée à des philosophies de l’histoire, trop loin du souci existentiel de l’homme contemporain." (Le Temps de l’histoire, p. 225).

Marc Bloch par P. Ariès dans le Temps de l’histoire, extraits

"Marc Bloch est certainement l’un des plus grands historiens français. La guerre — il a été exécuté par les Allemands en 1944 — a interrompu son œuvre au moment où sa longue maturation devait lui permettre de développer des vues dont la hardiesse exigeait qu’il les fondât sur une érudition impressionnante. Mais telle qu’elle est, l’œuvre de Marc Bloch a exercé sur les historiens une influence déterminante. Il est, avec Lucien Febvre, à l’origine de ce rajeunissement d’une science qui se décomposait dans l’ennui. Il est curieux que ces deux maîtres de l’histoire française viennent de l’Université de Strasbourg, où ils ont longtemps enseigné. Le contact vivant avec le monde rhénan, germanique, mais aussi pour le Franc-Comtois L. Febvre, traversé d’influences espagnoles, n’a sans doute pas été étranger à leur conception d’une histoire comparée des modes caractéristiques de civilisation.

Dans l’œuvre de Marc Bloch, déjà importante malgré sa relative brièveté, je choisirai deux aspects susceptibles de frapper l’attention.
D’abord sa magistrale histoire des Caractères originaux de l’histoire rurale française. Et, par histoire rurale, M. Bloch n’entendait pas l’histoire des politiques rurales des gouvernements ou des administrations, mais celle des structures agraires, des modes de tenure du sol, de leur répartition, de leur exploitation. En fait, c’est l’histoire du paysage construit de mains d’hommes. C’est déjà le titre du livre qu’elle inspira à G. Roupnel, cet autre novateur modeste et passionné : Histoire de la Campagne Française. M. Bloch ouvrait à la Grande Histoire le domaine à peu près vierge en France (il ne l’était pas en Angleterre et dans les pays scandinaves) des transformations du paysage rural, au contact le plus intime de l’homme et de son existence de tous les jours. Avant lui, avec le vieux Babeau, ces recherches conservaient un caractère descriptif et anecdotique. M. Bloch leur restitua un sens pour l’intelligence de la société française, à peu près exclusivement rurale jusqu’au XVIIe siècle. Sa méthode lui permettait d’atteindre les structures sociales par le dedans, au-delà des descriptions pittoresques et agréables, mais qui n’atteignaient pas l’essentiel : le lieu géométrique de l’homme et de son travail quotidien, du paysan et de la terre.

Autre innovation : Les caractères originaux... de M. Bloch ne se limitaient pas à une petite tranche de temps. C’était pourtant une tradition chez les érudits de se spécialiser dans une certaine période et, plus la période était courte, plus le savant était considéré. Quoique médiéviste, M. Bloch n’a pas hésité à prolonger son histoire des structures agraires jusqu’au XIXe siècle, toujours avec le même bonheur d’érudition. A une spécialisation horizontale, dans le temps, il substituait une spécialisation verticale, à travers le temps. Cette méthode était périlleuse, parce qu’elle exigeait une connaissance considérable, mais elle permettait de mettre en relief les articulations de l’évolution, au lieu de noyer son sujet dans une grisaille de faits trop proches et donc trop semblables. Elle brisait le cadre d’une spécialisation qui, au point où elle était poussée, ne permettait plus de saisir les différences des temps et des lieux. Elle devait heureusement se répandre, car on s’est aperçu alors que l’histoire des institutions devient à peu près inintelligible si elle n’embrasse pas une période assez longue pour que les variations deviennent sensibles. Et les phénomènes institutionnels ne sont compréhensibles au non-contemporain qu’à l’intérieur des variations qui les distinguent et les particularisent.
C’est pourquoi l’étude de la féodalité a été complètement renouvelée par Marc Bloch dans ses deux remarquables ouvrages sur La Société féodale : La formation des liens de dépendance et Les Classes et le gouvernement des hommes. [1]
Avant Marc Bloch, médiévistes ou juristes avaient l’habitude d’envisager la féodalité comme une « organisation » donnée une fois pour toutes, qu’il suffisait de décrire telle qu’elle était à sa maturité, et d’expliquer ensuite par ses origines.
Si j’ouvre le petit livre de J. Calmette sur la Société féodale qui faisait le point de la question en 1923, je tombe sur un premier chapitre intitulé : Les origines féodales, où l’auteur fait appel aux droits barbares et romains pour montrer comment le fief est né de la combinaison de deux institutions antérieures, le bénéfice et la vassalité : où on reconnaît la méthode classique de la filiation des faits. La filiation peut être objectivement exacte, elle n’explique rien des conditions qui font du fief quelque chose de différent de la vassalité et du bénéfice.
Après le chapitre des origines, je trouve l’Organisation féodale, où est décrite une féodalité-type, sans insister sur les différences régionales et la diversité des évolutions.
Marc Bloch a repris le problème autrement que ses prédécesseurs. Sans vouloir simplifier à l’excès son itinéraire, on peut définir deux directions principales.
D’abord il n’y a pas une féodalité, mais une mentalité féodale. L’étude des institutions sortait ainsi du domaine du droit — sans négliger, il s’en faut, les données du Droit — et elle était ramenée à l’histoire d’une structure mentale, d’un état des mœurs, d’un milieu humain. M. Bloch a donc recherché dans quelle mesure l’homme féodal différait de ses ancêtres, au lieu de s’attarder à suivre dans le monde féodal les prolongements du monde pré féodal. Avant lui, on expliquait le fief par la vassalité ou le bénéfice. Avec lui, on oppose le féodal au compagnon et au bénéficier, bas-romain ou germanique."
[...]
Philippe Ariès, Le Temps de l’histoire, p. 226-227.


[1(1) Deux volumes, Albin Michel, coll. « L’Evolution de l’Humanité », 1939 et 1940.