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Newsletter, n° 12, "Philippe Ariès, dans la perspective du genre"

vendredi 2 juillet 2021, par Guillaume Gros

Site dédié à Philippe Ariès, Newsletter, n° 12, 2021

"Philippe Ariès dans la perspective du genre"

N. Edelman, Philippe Ariès dans la perspective du genre

- En 2010, dans un ouvrage collectif, l’historienne Nicole Edelman livre une communication passionnante sur Ariès dans la perspective du genre dans laquelle elle écrit :« Il est cependant difficile de savoir la manière dont P. Ariès a été lu par les historien (ne) s et par les sociologues du genre et en quoi il a pu être un passeur les menant sur ces nouveaux territoires de réflexion. Notons cependant que Michelle Perrot l’utilisait abondamment dans ses cours d’histoire des femmes. Et il est également cité, par exemple, par Yvonne Knibiehler et Catherine Fouquet pour son travail sur l’enfant dans L’Histoire des mères du Moyen Age à nos jours [1980] ou dans un registre bien différent par Nicole-Claude Mathieu toujours à propos de l’enfant dans L’Anatomie politique en 1991. »
Michelle Perrot s’est notamment vue confier par le tandem Duby-Ariès la direction d’un volume de l’Histoire de la vie privée, une thématique sur laquelle P. Ariès avait consacré un séminaire méthodologique à Berlin auquel l’historienne avait assisté.
 D’autre part, Nicole Edelman pressent la modernité des thèmes labourés par l’historien :« A travers l’ensemble de ses nouveaux champs d’étude, P. Ariès a découvert et mis en lumière sans conteste des questions, des espaces et des objets d’histoire que seront ceux de l’histoire des femmes et du genre même s’il n’a pas perçu le poids des rapports de pouvoirs entre hommes et femmes et l’importance du genre en tant qu’organisation sociale de la différence de sexe tant il est, je crois, impossible de penser en dehors des catégories de son temps. ».
 En effet, le démographe historien des populations (1948) s’intéresse dès 1949 aux origines de la contraception puis via l’histoire des costumes aux relations au sein de la famille entre enfants (1960, 1973), mères et pères, autrement dit aux sensibilités, à cette vie privée qui touche à l’intime et qui permet d’envisager la thématique du genre dans une perspective longue.
 C’est pourquoi, dans le contexte post-1968, la place de la famille et des relations de ses membres (enfants, père, mère) interroge les différents acteurs de la société qui sollicitent l’expertise de Philippe Ariès dont le Seuil a réédité, en 1973, son essai L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, d’abord paru en 1960 et traduit immédiatement aux États-Unis.

Jacques Mousseau, Entretien avec Philippe Ariès dans Psychologie (1975)

Dans cet entretien qui montre comment la montée de l’affectivité au 19e siècle a été le moteur de la transformation d’une famille de plus en plus malthusienne et soucieuse de la réussite de ses enfants, P. Ariès évoque la place de la femme dans ces mutations : « Du point de vue juridique et institutionnel, la femme avait certainement plus de droits au Moyen Age qu’elle n’en avait à la veille de la Révolution. L’évolution des institutions tout au long des trois derniers siècles de l’Ancien Régime a réduit son indépendance légale, ses droits légaux et en a fait, comme l’enfant d’ailleurs, une mineure. Le triomphe de cette évolution est le Code civil de Napoléon. Cette évolution s’est faite à un niveau juridique et politique. Au contraire, au niveau de l’existence quotidienne, la femme, pendant cette même période et jusqu’à la révolution industrielle, a joué un rôle économique important dans le ménage. Les fortes femmes, les “grandes gueules”, sont fréquentes dans la littérature de l’Ancien Régime. Que s’est-il passé ? Au XIXe siècle, son rôle économique a diminué : la femme devait être à la maison pour s’occuper des enfants. »

Evelyn Sullerot, “Le fait féminin” (1978)

Figure du mouvement féministe dans les années 1960 et 1970, Evelyne Sullerot (1924-2017) est à l’origine du Mouvement français pour le planning familial. Dans la dynamique de ses recherches socio-démographiques, E. Sullerot impulse avec Jacques Monod un colloque pionnier autour du “Fait Féminin et sollicite l’expertise de Philippe Ariès, afin d’avoir son point de vue d’historien de l’enfant et la vie familiale et de démographe sur les stéréotypes sociaux et la répartition des tâches entre hommes et femmes : « En fait, deux ou trois siècles auparavant, habiller quelqu’un d’une robe ne voulait pas du tout signifier l’habiller comme une femme. Les magistrats et les prêtres étaient vêtus de robes, parce que tous les hommes d’une certaine qualité en portaient une. Vers le XIVe ou XVe siècle, la mode a été, pour les hommes, d’enlever cette robe et de s’habiller très court et très collant – manière qui paraissait d’ailleurs tout à fait obscène aux écrivains ecclésiastiques de la fin du Moyen Age et de la Renaissance. La robe a donc été, depuis cette époque, d’une part l’attribut des femmes, d’autre part l’habit des hommes sérieux, de ceux que l’on appelait justement les “hommes de robe”. »

Elisabeth Badinter, L’Amour en plus (1980)

De la même façon que le livre de P. Ariès sur l’enfant et la vie familiale est récupéré par une partie du mouvement féministe aux Etats-Unis dès sa traduction dans les années 1960, il est largement utilisé en France au point que certaines figures féminines comme Elisabeth Badinter contribue à populariser son modèle interprétatif de l’enfance dans son essai célèbre sur l’histoire de l’amour maternel entre le XVIIe et le XXe siècle (1980) en revendiquant sa thèse : « En étudiant très soigneusement l’iconographie, la pédagogie et les jeux des enfants, Ariès conclut que, dès le début du XVIIe, siècle, les adultes modifient leur conception de l’enfance et lui accordent une attention nouvelle qu’ils ne lui manifestaient pas auparavant. Mais cette attention portée à l’enfant ne signifie pas encore qu’on lui reconnaisse une place si privilégiée dans la famille qu’il en devienne le centre. »

Arlette Farge, Délinquance et criminalité (1974)

Co-directeur, avec Robert Mandrou d’une collection de sciences humaines qui bouscule les lignes y compris dans la forme de l’ouvrage qui tire vers l’essai, P. Ariès publie, en 1974, la thèse d’Arlette Farge, Le Vol d’aliments à Paris au XVIIIe siècle. C’est pour la jeune chercheuse une chance inespérée et une rencontre essentielle :« Oui et pourtant je ne mesure pas encore lors de notre première rencontre la chance qui sera la mienne. Ph. Ariès est directeur de collection chez Plon. Il a pour réputation de ne jamais hésiter à aller chercher des ouvrages assez originaux. C’est quand même lui qui a publié l’Histoire de la folie de Michel Foucault alors que son manuscrit avait été refusé par plusieurs maisons d’éditions. »
Fidèle en amitié, Philippe Ariès intègre aussi Arlette Farge au projet de l’Histoire de la vie privée. Pour Arlette Farge, P. Ariès est un pionner dans sa démarche : « L’apport d’Ariès, c’est celui du sensible, faire une histoire des sensibilités, c’était extrêmement subversif. Ariès s’opposait ainsi à un inconscient collectif et, en même temps, avec Robert Mandrou et après l’ouverture demandée par Lucien Febvre, il faisait découvrir tout ce qui relevait du quotidien. »

Philipe Ariès-François Dolto : rencontre sur France-Culture (1977)

- Si l’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime (1960, 1973) profite de l’engouement du grand public pour la psychologie de l’enfant, il est également porté par la vulgarisation, après 1945, des théories de la psychanalyse, grâce à Jenny Aubry et Françoise Dolto, toutes deux pédiatres. Si P. Ariès se montre méfiant vis-à-vis de la psychanalyse, sceptique à l’idée que l’on puisse appliquer à l’histoire des sociétés préindustrielles, les catégories définies par Freud et ses successeurs, il finit par rencontrer Françoise Dolto en 1977 sur « France-Culture ».
 La conversation entre l’historien et la psychanalyste révèle deux démarches très complémentaires dans la façon de considérer que l’hyper affectivité de la famille et la scolarisation freinent voire bloquent le développement de l’enfant. Cette conversation passionnante qui a fait l’objet dune édition audio en 2008 par Télérama est consultable en ligne dans son intégralité sur le site EnfanceBuissonnière. Cette conversation entre l’historien et la psychanalyste pourrait faire l’objet d’une édition avec une présentation des enjeux.

VARIA

Ivan Illich, Une société sans école (1971)

- De même que Michel Foucault dans, Surveiller et punir, Naissance de la prison, (Gallimard, 1975) s’est inspiré de l’œuvre de Philippe Ariès, les thèses de l’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien régime ont fortement influencé Ivan Illich (1926-2002) qui déclare dans ses entretiens avec D. Cayley, en 1991, qu’il n’aurait pu écrire Une société sans école (1971) s’il n’avait pas lu l’œuvre d’Ariès lequel est d’ailleurs le seul auteur qu’il cite dans son célèbre essai.
 Dans son best-seller, Une Société sans école, paru en 1971, Ivan Illich utilise notamment le modèle interprétatif de l’enfance de P. Ariès – et par là même le popularise - pour montrer que l’école n’a pas toujours eu le monopole de l’enseignement à l’origine de ce statut si spécifique qu’est l’enfance : « S’il n’y avait pas d’âge spécifique et défini par la loi, ni de système scolaire obligatoire, “l’enfance” n’aurait plus cours. (…) On ne saurait conserver plus longtemps cette séparation tranchée entre une société adulte et un milieu scolaire qui tourne la réalité en dérision. »

Guillaume GROS

Responsable du site dédié à Philippe Ariès,

Chercheur associé FRAMESPA, Toulouse 2,

Pour citer cette Newsletter : « G. Gros, Newsletter, 12, "Philippe Ariès, dans la perspective du genre", Site dédié à Philippe Ariès, http://philippe-aries.histoweb.net, 2021 ».