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S. Neiman, Grandir. Eloge de l’âge adulte à une époque qui nous infantilise

mardi 14 juin 2022, par Guillaume Gros

Susan Neiman, Grandir, Premier Parallèle, 2021, traduit par Cécile Dutheil de la Rochère, 293 p (avec index des noms et des notions).

 Philosophe et essayiste de référence aux États-Unis et en Allemagne, Susan Neiman vit actuellement à Berlin où elle dirige le prestigieux Forum Einstein à Potsdam. Spécialiste de Hannah Arendt, elle livre ses réflexions dans The New York Times, Die Zeit ou The Guardian. Elle est notamment l’auteur de Evil in Modern Thought (non traduit) qui présente l’histoire de la philosophie moderne comme une série de réponses à l’existence du mal.
 Son premier livre traduit en français, Grandir, et sous-titré « Éloge de l’âge adulte à une époque qui nous infantilise », emprunte dans une large mesure au modèle interprétatif de l’enfance de Philippe Ariès qui nourrit plusieurs pages du premier chapitre "Fondements historiques" en s’appuyant sur l’Enfant et vie familiale sous l’Ancien régime.

Éloge de l’âge adulte

 Critiquant le jeunisme de nos sociétés qui ne veulent pas d’adultes, Susan Neiman se demande si la philosophie peut concrètement nous « aider à trouver un modèle de maturité qui ne soit pas celui de la résignation ? » (p. 10)
 Pour ce faire, elle convoque l’expérience de philosophes occidentaux confrontés à la modernité à l’instar de Descartes ou de Kant pour lequel la raison et l’expérience ont un rôle à jouer dans tout ce que l’on apprend : « Il n’est pas étonnant que Kant ait pensé que la maturité était plus affaire de courage que de savoir : toute l’information du monde ne saurait se substituer à l’audace de juger par soi-même. Si le jugement peut s’apprendre - […] -, il ne peut être enseigné. »
 Elle convoque aussi longuement l’ Emile de Rousseau, « la seule œuvre philosophique intégralement consacrée au fait de grandir » (p. 30)
 Citant Paul Goodman, auteur notamment de Growing up Absurd (1960) pour lequel la culture que nous avons créée ne donne pas envie de grandir, S. Neiman écrit : « Nous avons échoué à créer des sociétés dans lesquelles nos jeunes ont envie de grandir, si bien que nous idéalisons les étapes de la jeunesse. » Alors que la jeunesse, expérience de l’intime, est en réalité l’étape la plus difficile de notre développement vers l’âge adulte.
Au point de se demander à la fin de son introduction : « Et si nous vivions dans une culture qui ne veut pas d’adulte – car des sujets infantiles et obsédés par eux-mêmes sont plus faciles à diriger ? C’est ce qu’affirmait Kant dans Qu’est-ce que les Lumières  ? S’il a raison, quel meilleur moyen de maintenir les gens dans une immaturité volontaire que de leur présenter une vision tellement sinistre de l’âge adulte qu’aucun être doté de raison et d’une âme ne souhaiterait atteindre ? »

Susan Neiman cite Philippe Ariès (extraits)

« On peut à bon droit s’interroger sur la légitimité de la philosophie quand il est question d’une expérience aussi plurivoque que celle de grandir. Les philosophes font commerce de vérités générales - certains prétendent même chercher des vérités nécessaires ou universelles. Or grandir relève du particulier, quelques observations élémentaires suffisent à nous le faire comprendre. On ne grandit pas de la même manière à Samoa qu’à Southampton ; au sein d’une même culture, quelques décennies suffisent à tout changer, et quelques siècles à dissoudre tous les repères. D’après l’historien Philippe Ariès, les Européens du début du Moyen Âge ne disposaient pas du concept d’enfance ; il a fallu attendre le XIIe siècle pour
que les enfants soient considérés dignes d’être peints ; et encore, ils étaient présentés comme des adultes en miniature et ne pouvaient se prévaloir d’aucune spécificité perceptible, ni dans les traits ni dans l’expression. Des historiens ont reproché à Ariès d’être passé trop rapidement de l’iconographie au concept, mais sa découverte principale est toujours valide : quelle que soit la conception de l’enfance des Européens du Moyen Âge, ce n’était pas la nôtre. À vrai dire, nous pouvons même nous demander si le concept d’enfance utilisé par Ariès correspond au nôtre. En écrivant, en 1960, son livre séminal, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, l’historien pouvait-il imaginer la facilité avec laquelle certains d’entre nous prendraient et partageraient quantités de vidéos de bébés, vidéos qui n’intéresseront jamais que les grands-parents du modèle, sa future fiancée et peut-être quelques chercheurs en sciences sociales ?
[...]
Il est certain, en tout cas, que la mentalité infantile ne saurait être identique dans un monde qui ne valorise pas l’éducation et un monde qui a séparé les enfants des adultes en les plaçant dans des institutions appelées « écoles ». La plupart des jeunes Européens du début du Moyen Âge étaient intégrés au monde du travail des adultes dès qu’ils étaient suffisamment grands pour balayer le sol d’un atelier. Même s’il existait déjà des écoles, c’est au XVIIe siècle que l’on a commencé à considérer que les garçons devaient être isolés des adultes pour bénéficier d’un cursus de formation (ou l’endurer), créant ainsi l’idée moderne d’une enfance longue. L’enfance des filles et des petits pauvres, elle, a continué d’être plus courte que celle des écoliers. Quoi qu’il en soit, que partageons-nous avec une époque où les écoliers étaient armés et se révoltaient régulièrement contre leurs enseignants, comme ils le firent à Die, en France, en 1649 ?
« Les logiciens se barricadent dans le collège dont ils interdisent l’accès aux régents et aux camarades des autres classes, tirent des coups de pistolet, souillent les chaires des classes de première et de troisième, jettent par la fenêtre les bancs de la seconde, lacèrent les livres, et finalement sortent par les fenêtres de la quatrième avec scandale public. » (Ariès, Enfant et vie familiale sous l’Ancien régime).
Ariès affirme que les grandes mutineries scolaires se sont arrêtées en France à la fin du XVIIe siècle, bien qu’elles se soient poursuivies au XIXe siècle en Angleterre (où l’on vit des élèves mettre le feu à leurs bureaux et à leurs livres avant de se réfugier sur une île où ils durent être maîtrisés par un régiment de soldats). La conception de l’enfance et de la jeunesse était alors aussi différente de la nôtre que celle de l’âge adulte : « Réussir, ce n’est pas gagner la fortune ou la situation, ou du moins cela est secondaire ; c’est avant tout obtenir un rang plus honorable dans une société dont tous les membres se voient, s’entendent, se rencontrent presque chaque jour. » (Ariès, Enfant et vie familiale sous l’Ancien régime)
Il est toujours possible d’établir des parallèles - on pense naturellement à certains comportements observables sur Facebook -, mais ces quelques exemples suffisent à montrer combien la manière dont les cycles de la vie étaient envisagés au début de la modernité diffère de la nôtre. » (extraits, p. 35-39)