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Joseph Czapski

vendredi 13 novembre 2020, par Guillaume Gros


 Le peintre polonais Joseph Czapski (1896-1993) a été un ami très proche de Philippe Ariès de 1945 jusqu’à la mort de l’historien en 1984 comme en témoignent la richesse et l’intensité de leur correspondance. Il est, entre autres, l’auteur en 1949 de Terre Inhumaine, ouvrage clé sur l’histoire du massacre des officiers Polonais par l’armée russe à Katyn (1940).
 Figure internationale de l’émigration polonaise, il habite avec sa sœur Maria Czapska, au siège de la revue Kultura, à Maisons-Laffitte où réside également Philippe Ariès. Cette commune des Yvelines, lui a d’ailleurs consacré, en 1999, une exposition qui montrait certains documents issus de la collection de P. Ariès (cf. page de garde du catalogue de l’expo ci-dessus).
 Il exerce une influence majeure sur les positions politiques de l’historien durant la guerre d’Algérie quand Philippe Ariès condamne, début 1962, la torture dans les colonnes de la Nation française (Voir Guillaume Gros, « Philippe Ariès sous le regard de Joseph Czapski et de Pierre Vidal-Naquet pendant la guerre d’Algérie »). C’est d’ailleurs dans cet hebdomadaire où il tient une chronique régulière depuis 1955 que Philippe Ariès rédige, le 1er mars 1961, ce portrait du peintre polonais intitulé “Sagesse de J. Czapski” par ailleurs reproduit dans son intégralité dans le Présent quotidien (Seuil, 1997). Plusieurs ouvrages de P. Ariès sont accompagnés de portraits ou croquis de J. Czapski (cf. portrait de P. Ariès ci-dessous, archives P. Ariès).

Joseph Czapski par Philippe Ariès, extraits

On parle toujours de la même chose et des mêmes hommes, on joue toujours le même jeu. J. Czapski, grâce à son exposition de peintures, nous donne une occasion de renouveler un peu l’air. Peut-être réussirai-je en l’évoquant à suggérer l’effet tonique que dégage son allure, et aussi sa présence et sa conversation. L’expérience est précieuse de cet artiste passionné qui maintient en équilibre tout naturellement, comme il respire, les tendances contradictoires de notre temps, les poussées du devenir et les nostalgies du passé. Cette sagesse est la grande récompense de celui qui a longtemps fréquenté la misère, la souffrance, la mort, sans verser dans l’amertume ou le désespoir, sans céder à la violence ou à la résignation, sans rien perdre des vertus juvéniles de générosité et d’humour ; car il n’y a pas de bonté vraie sans un sens exact de la drôlerie, qui sert de garde-fou aux extravagances pieuses ou humanitaires. Mais cette sagesse est ici liée à l’art : ce don de tendre drôlerie, J. Czapski ne l’a pas seulement au fond du cœur, mais encore au bout des doigts ! Son très grand talent de dessinateur est certainement la clé de son monde à la fois tragique, et cocasse, mystique et familier, exaltant et anecdotique, où les cultures raffinées se mêlent aux expériences de la vie quotidienne : je parle à la fois de l’homme et de son œuvre, inséparables aux yeux de ses amis.
Joseph Czapski est un peintre polonais exilé qui expose en ce moment à la Galerie Bénézit, 93, boulevard Haussmann, jusqu’au 11 mars. Le vernissage a eu lieu hier : je n’y étais pas, car je hais le public des vernissages, ces personnages importants qui affectent l’autorité des connaisseurs et la lassitude des blasés. Mais j’aurais dû me douter qu’un vernissage Czapski ne pouvait se passer de manière aussi banale et qu’il devait y arriver quelque surprise : ce fut la visite inattendue et émouvante de Daniel Halévy, qui sortait pour la première fois depuis l’été dernier ! Malgré son grand âge, malgré la légitime inquiétude de sa famille, Daniel Halévy avait tenu à venir en personne auprès de celui qu’il avait connu jeune peintre dans les années 20-30, à Paris, puis en Pologne, et qu’il n’avait jamais cessé de suivre depuis. Il faut mesurer le geste : imaginez la détermination et le courage que demandait à un grand vieillard cette exposition dans Paris, et vous comprendrez son sens, ce qu’elle révèle de délicatesse, de générosité, et aussi de juvénile curiosité.

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Voici donc, arrivé à Paris, un peintre polonais que la guerre, la captivité, l’exil avaient arraché à son art. Le voici plutôt revenu à Paris, où il avait appris son métier, au temps du surréalisme. Il appartenait alors, dans les années 20, à une équipe de jeunes peintres qui introduisit ensuite dans une Pologne encore attachée à l’académisme, l’esthétique révolutionnaire de l’école de Paris. Vous voyez à quel carrefour d’idées, de tendances, de passions, se situe cet héritier d’une vieille tradition familiale, aristocratique et chrétienne, ce peintre novateur, ce patriote attentif et sans préjugé, ce pèlerin de la lointaine diaspora polonaise. [...]. Il présente aujourd’hui à la Galerie Bénézit des toiles qui développent des croquis de théâtre, de bistrot, de métro, de rue. C’est une réunion bien caractéristique de l’esprit de Czapski : on est toujours proche de la caricature, du croquis précis et drôle. Mais il est intéressant de voir où conduit ce sens du cocasse.
Cette grosse concierge dont le nez puissant et le corsage bigarré barrent la rue, ces vieilles toupies effondrées dans les fauteuils de la Galerie Charpentier, cette femme du monde ennuyée, tout ce monde qu’un rien rendrait grimaçant et odieux, on dirait que Czapski le désarme de sa vulgarité, de sa sottise, de sa méchanceté, sans les effacer rien que par l’esprit. Il se défend d’appartenir à l’expressionnisme d’Europe centrale, tel qu’on a pu le voir à la dernière exposition des sources du XXe siècle. Il me semble tout de même qu’il existe une parenté, un air de famille. Mais la caricature, une caricature à la Toulouse-Lautrec, remplace la grimace et la charge. L’humour suspend la malédiction et le tourment qui pèsent sur le monde de Chagall ou de Kokoschka - et qui ne sont pas non plus tout à fait absents de l’œuvre de Czapski. Il réintroduit une sagesse dans un monde aliéné, et les choses reviennent alors un moment à leur place ancienne et tutélaire, avant que tout soit nécessairement remis en question. La caricature a une vertu thérapeutique que je retrouve assez proche chez Ionesco, ou encore dans certaines pages de Prokofiev, comme la bouffonnerie des médecins, au début de L’Amour des trois oranges. [1]
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Terre Inhumaine (1949)


 Peintre, essayiste, historien de l’art, Joseph Czapski rejoint, en 1939, l’armée polonaise mais il est fait prisonnier par les Russes. Alors que la quasi-totalité de ses toiles est détruite, c’est le début pour le peintre d’une incroyable odyssée de dix-huit mois de Starobielsk à Griazowietz, échappant, par miracle, au sort des 4 000 officiers polonais qui ont été rassemblés avant d’être envoyés à Katyn.
 Après l’attaque d’Hitler contre Staline, en juin 1941, et le retour en grâce des Polonais auprès de l’URSS, Joseph Czapski assiste le général Anders, chargé de remettre sur pied une armée polonaise. Il a alors pour mission d’enquêter auprès des autorités russes sur la disparition des officiers polonais. Le récit de cette enquête insolite, pour laquelle il n’obtient évidemment aucune réponse des Russes, fait l’objet d’un ouvrage passionnant publié, en 1949, sous le titre Terre inhumaine , grâce à Daniel Halévy, aux éditions Self , qui venaient de publier l’Histoire des populations françaises de Philippe Ariès.
 Dans Le Figaro, François Mauriac, exhorte tous les lecteurs à lire cet ouvrage. Réédité aux éditions de l’Age d’homme (1978 et 1991), puis chez Noir sur Blanc (2020), le témoignage capital de Joseph Czapski, a été utilisé par le cinéaste Andrzej Wajda pour la documentation de son film « Katyn », en 2009.

Actualité de Joseph Czapski


 Si en Pologne la notoriété de Joseph Czapski est importante, son œuvre fait régulièrement l’objet d’expositions comme par exemple, en 2020, "Joseph Czapski. Peintre et écrivain" (Fondation Jean Michalski). Les éditions de l’âge d’homme ont publié de nombreux textes du peintre comme Terre Inhumaine ou L’art et la vie (2002). De leur côté, les éditions Noir sur Blanc ont publié Tumultes et spectres (1981 et 1991), recueil d’articles et de souvenirs depuis 1945 ainsi que Proust contre la déchéance, textes des conférences prononcés par J. Czapski alors qu’il était prisonnier au camp de Griazowietz pour ses codétenus (cf. ci-dessus, couverture de la réédition dans la collection « Libretto »).

Joseph Czapski : itinéraires de vérité

- Des essais sont consacrés à son œuvre comme celui de Jil Silberstein, Lumières de Joseph Czapski (2003) et plus récemment l’essai d’Eric Karpeles, L’Art et la vie (Editions Noir sur Blanc, 2020). On retrouve cette dynamique éditoriale avec, en 2017, le colloque international « Joseph Czapski. L’homme, l’artiste, le médiateur culturel » qui a fait l’objet d’une publication aux éditions Eur’Orbem (Sorbonne) sous le titre Józef Czapski : itinéraires de vérité dans laquelle nous avons rédigé un article intitulé « Joseph Czapski, Philippe Ariès : histoire d’une amitié (1946-1984) » (cf. illustration ci-contre).

Portfolio


[1P. Ariès "Sagesse de J. Czapski", La Nation française, 1er mars 1961, dans Le Présent quotidien, Seuil, 1997, p. 211-214.