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J.-J. Marchand, "P. Ariès et le sens des structures", Contrepoint, 1977

jeudi 17 janvier 2013, par Guillaume Gros


 « Philippe Ariès et le sens des structures », Jean-José Marchand, juin 1977, n° 24, pp. 99-107.

Dans cet article paru en 1977, dans la revue d’inspiration libérale Contrepoint [1], Jean-José Marchand (1920-2011) propose, en France, l’une des premières lectures de l’œuvre et de l’itinéraire de l’historien depuis la publication de son premier essai, en 1943.
Cette lecture passionnée du parcours de Philippe Ariès est d’autant plus intéressante que l’auteur de l’article [2] a véritablement accompagné le parcours de l’historien publiant dès 1949 un article sur l’Histoire des population française [3].
La plupart des articles de Jean José Marchand ont été repris dans Ecrits critiques (1941-2011), une très belle édition établie par Guillaume Louet 5 volumes [4]. en 2012.

 Découpé en 6 parties dont nous reprenons ici les titres, cet article dégage l’originalité de la démarche de Philippe Ariès qui, selon JJ Marchand, va dans sa méthode, plus loin que Marc Bloch et Lucien Febvre, annonçant Michel Foucault. Nous avons retenu quelques extraits significatifs.

EXTRAITS

Un non-conformiste [p. 99-100]

JJ Marchand ouvre son étude sur le premier essai de P. Ariès, Les Traditions sociales dans les pays de France , qu’il présente comme une « première esquisse » de la méthode Ariès : « Allant jusqu’au bout d’une intuition d’Halbwachs, sociologue de l’école de Durkheim, il y étudie sur des exemples concrets la résistance à la transformation des groupes régionaux ».

Évitant de tomber dans l’interprétation économique de l’histoire, JJ Marchand écrit :

« […] Ariès a vu dès cette époque qu’il y a quelque chose de « spécifique » dans les modes de vie ; mais il n’a pas encore bien élucidé ses idées. Pourtant, au chapitre VI, il “brûle”, pour parler comme les enfants : il y est question des attitudes provinciales devant Dieu, la vie et la mort. »

JJ Marchand cite ensuite l’ Histoire des populations françaises et de leurs attitudes devant la vie , « un maître-livre qui ne sera salué alors que par très peu d’articles, en général élogieux, mais qui nous paraissent trop réservés si l’on considère sa nouveauté ».

Pointant le thème central de l’ouvrage, la démographie, JJ Marchand, insiste sur l’arrière plan qu’il révèle soit « les manières d’être, les attitudes devant la vie, que l’on n’examinait jamais auparavant  ». L’idée est de saisir ainsi une civilisation.

Dans une période où après guerre, s’affirme une histoire économique ou marxiste, JJ Marchand insiste sur la dimension pionnière de cette recherche :

« À ce moment sa position est non-conformiste, car Raymond Aron, qui vient de publier Le Grand Schisme, n’a pas encore prononcé les leçons célèbres où il restitue à la politique sa primauté, redressant les divagations d’économistes improvisés qui, n’ayant lu que le tome I du Capital et l’Anti-Dühring, font régner la terreur intellectuelle dans les journaux et l’université. »

Les attitudes devant la vie [p. 100-102]

Après un bref résumé de certains chapitres dont celui sur la comparaison de la natalité entre la France et l’Angleterre puis après avoir souligné l’apport d’Ariès dans le domaine de l’histoire des moyens anticonceptionnels, JJ Marchand s’attache à dégager le grand principe qui, selon lui, va le guider pendant 25 ans : « Les mœurs ont permis le progrès médical, autrefois freiné par l’indifférence relative à l’échéance de la mort. »

« Ce principe fondamental va lui permettre de découvrir peu à peu une nouvelle vision de l’Histoire. Ni l’explication religieuse, ni l’explication morale ne le satisfont. Les représentations modernes fondées sur la technique lui paraissent également très vulnérables (vingt ans avant 1968). L’attitude devant la vie, montre-t-il, change pour des raisons mystérieuses, mais faciles à constater empiriquement : elle varie en concomitance avec la capacité de prévoyance (ce qui aurait paru incompréhensible non seulement à un fermier mais même à un bourgeois riche, sujets de Louis XIV). »

La troisième dimension du présent [p. 102-104]

Dans cette partie où il procède à une analyse du Temps de l’histoire sur la façon dont Philippe Ariès s’est détaché d’une histoire académique puis universitaire, JJ Marchand s’efforce de situer l’historien en 1949, « disciple de Marc Bloch et de Lucien Febvre, mais qui va infiniment plus loin qu’eux », même s’il n’a pas encore trouvé le mot exact qui pourrait caractériser sa méthode :

« On est stupéfait de lire en 1949 sous la plume d’Ariès cet aphorisme à la Michel Foucault : “L’histoire est succession de structures totales et closes, irréductibles les unes aux autres” . […]
« Le vrai nom de la méthode Ariès, c’est l’histoire structurelle. La structure c’est proprement ce qui est avant l’institution, avant la vie économique, avant les rapports de classe – c’est ce qui leur donne du sens. La conception structurelle de l’Histoire s’oppose à la conception bourgeoise-et-marxiste (c’est volontairement que j’ajoute des traits d’union), c’est-à-dire à l’interprétation technologique de l’histoire. C’est ainsi que, dans les dernières pages du Temps de l’histoire, Ariès montre que le monde moderne en nous « assiégeant » de soucis et d’informations nous fait prendre conscience de ce qui est unique et particulier en nous et dans notre communauté. »

La famille et l’enfant [p. 104-105]

S’appuyant sur l’ Enfant et la vie familiale sous l’ancien régime , auquel il a par ailleurs consacré un article en 1961 [5], JJ Marchand résume les deux grandes thèses de « cet ouvrage massif, d’une étonnante richesse » : après la relative indifférence à l’égard de l’enfant dans une famille qui n’a pas véritablement de fonction affective sous l’Ancien régime, l’enfance s’individualise à partir du 18e siècle avec la substitution de l’école à l’apprentissage. L’isolement de l’enfant à l’école s’accompagne de la transformation de la famille qui devient désormais un lieu d’échanges affectifs intenses.

Les visages de la mort [105-107]

Évoquant enfin Essai sur l’histoire de la mort en occident , JJ Marchand s’interroge tout à la fois sur le point de départ de cette réflexion de l’historien et sur sa méthode :

« Le sentiment de la famille est donc « moderne » (et non pas « immémorial » comme on le croyait au 19e siècle). En est-il de même du culte des morts ? Ariès s’est consacré à l’histoire des grands cimetières urbains. Il a découvert très vite qu’avant 1750 on attachait peu d’importance au cadavre. Mais c’est le livre de Gorer sur La mort dans l’Angleterre contemporaine (1965) qui lui a précisé ce qu’il n’osait pas déduire de ses propres observations, c’est-à-dire la récupération de la mort par nos contemporains ».

En conclusion de son étude, JJ Marchand estime que la pensée d’Ariès « pose les jalons d’une nouvelle approche des problèmes sociopolitiques qui soit vraiment de plein pied avec l’homme d’aujourd’hui ». Expliquant qu’Ariès « nous aide à mieux comprendre où nous en sommes avec notre vie, notre mort, notre famille, nos enfants », il écrit :

« Ariès, en nous montrant qu’il y a une attitude devant la vie et la mort qui est en deçà, à la fois, du réel et de l’idéologie (car il n’y aura de réel que si nous choisissons de vivre, donc si nous mesurons ce pour quoi nous sommes prêts à mourir), opère un renversement copernicien de l’analyse historique, donc de la morale sociale, de la politique, de l’économie et même de l’esthétique comparée.
Nous n’avons pas fini d’en mesurer les effets
 ».


[1Ce numéro a été établi sous la conduite d’Alain-Gérard Slama.

[2Un portrait de JJ Marchand, sur le site Lekti-écriture.com.

[3« Une sociologie concrète du peuple français », dans Le Rassemblement, 22 janvier 1949

[4Le Félin/Claire Paulhan, coll. « Les marches du temps »

[5Le Courrier de la nouvelle République, 24 février 1961.