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soins palliatifs, médicalisation de la mort, histoire des mentalités

Comment mourir ?, entretien, Québec science, 1978

Une entrevue avec un historien des mentalités

dimanche 27 novembre 2011, par Guillaume Gros

"Comment mourir ?
Une entrevue avec un historien des mentalités, Philippe Ariès, qui a étudié surtout celles qui entourent la mort", (Québec science, mai 1978, Extraits)

 Philippe Ariès a donné cet entretien à la revue Québec science alors qu’il est sur le point de publier L’Homme devant la mort .
Après avoir expliqué que l’historien des mentalités est celui « qui s’intéresse aux représentations mentales, c’est-à-dire des phénomènes psychologiques », Philippe Ariès retrace son cheminement depuis une quinzaine d’années autour de l’histoire de la mort.
 Philippe Ariès est interrogé par Diane Hardy qui, à la fin de l’entretien souhaite qu’il se positionne par rapport aux thèses d’Elisabeth Kübler-Ross (1926-2004). Psychiatre et psychologue américaine, considérée comme une pionnière de l’approche des soins palliatifs pour les personnes en fin de vie, elle est célèbre pour sa théorie sur les différents stades par lesquels passe une personne qui apprend sa mort. Enfin, Philippe Ariès explique en quoi ses recherches sur la mort peuvent l’aider à mieux s’approprier l’idée de sa propre mort.

EXTRAITS DE L’ENTRETIEN

Diane Hardy

« Il y a quelques années, Elizabeth Kübler-Ross, psychiatre, a dirigé un groupe d’étudiants à l’Université de Chicago cherchant à connaître comment une personne réagissait durant les derniers moments de sa vie. Ils ont dégagé cinq étapes : la négation, la colère, la coopération, la dépression et enfin, la résignation. Ces étapes ont-elles toujours existé ?

Philippe Ariès

Je me suis posé la même question. Je crois que oui. On les retrouve. Cette typologie est, en gros, constante. Mais ce côté de la question, je laisse aux psychiatres le soin de le déterminer. C’est le comportement global face à la mort qui m’intéresse. Pourtant, à travers mon étude, je retrouve ces étapes, mais atténuées, à travers les récits qu’on a des morts anciennes. Par exemple, la négation n’existe pas : on sait qu’on va mourir. La colère correspond au regret de sa vie, des bons moments, des gens qu’on aime, etc. La coopération a une certaine relation avec la cérémonie des adieux : le mourant demande pardon pour les fautes commises et dit « au revoir ». La dépression n’existe pas. Quant à la résignation : il faut mourir, c’est tout.

Diane Hardy

Souhaiteriez-vous que l’on retourne vers la « mort apprivoisée » telle que vous en parlez dans votre livre ?

Philippe Ariès

Souhaiter ce retour voudrait-il signifier qu’on renonce aux progrès que la médecine a permis pour adoucir la souffrance ? Je ne suis pas pour ça du tout ! Dans la mesure où ma recherche n’est pas innocente, je peux vous dire que nous avons gagné sur certains points et perdu sur d’autres.
Où se dirige-t-on me direz-vous ? C’est difficile à dire. Si on prend l’exemple de Mme Kübler-Ross, l’essentiel de son oeuvre a été de rendre au mourant son initiative, de lui laisser le pouvoir de vivre sa mort.

Seulement, l’attitude devant la mort ne peut être un phénomène isolé de tout un vaste comportement à la fois psychologique et social : d’une conscience de soi d’abord, et de la société, et de soi dans la société, et de la société sur soi-même. Peut-on traiter la mort comme un phénomène isolé du reste de la vie ? Je ne le crois pas. Il arrivera que ces nouveaux traitements psychothérapeutiques (Mme Kübler-Ross mit le doigt sur l’importance de faire parler les malades sur le point de mourir. Ce processus les aide à envisager la mort.) seront une nouvelle technologie bienfaisante opposée à la technologie purement matérielle des soins donnés par les tubes et les piqûres. Il y aura une thérapeutique psychologique à côté d’une thérapeutique chimique, la seule utilisée à présent par la médecine. Ce sera un traitement plus humain de la maladie, mais ça restera une mort dans un petit coin d’un hôpital. La mort restera toujours un petit coin à part.

Diane Hardy

Après avoir fait des recherches pendant plus de 15 ans sur ce sujet, avez-vous songé à votre propre mort ?

Philippe Ariès

Forcément. J’ai été amené à y réfléchir. L’Histoire nous apprend à mieux nous comporter parce qu’elle nous donne le sens du relatif. Il me semble que la familiarité avec des attitudes différentes de celles que nous voyons autour de nous, attitudes qui avaient leur sagesse et leurs illusions comme celles d’aujourd’hui, nous enrichit énormément et nous donne une sorte de pouvoir que nous ignorons. Le fait même que nous ayons acquis une familiarité avec des attitudes existentielles profondes, qui n’existent plus aujourd’hui, nous les digérons, nous les assimilons : un jour, elles nous aideront peut-être. Je pense que c’est l’une des raisons pour lesquelles nos contemporains ont un intérêt face à l’histoire des mentalités. Ce sont des cordes auxquelles on se raccroche dans le flot de la modernité qui nous emporte on ne sait où. »