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Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen
samedi 28 décembre 2019, par
Philippe Ariès, « Histoire de la Méditerranée au XVIe siècle par Fernand Braudel », La Table Ronde, février 1950, p. 147-152. Reproduit dans P. Ariès, Pages retrouvées , Le Cerf, 2020.
– Philippe Ariès qui n’évoque pas la thèse de Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II (1949, Armand Colin) dans Le Temps de l’Histoire, lui consacre un compte rendu important dans la revue La Table Ronde.
– Il donne ainsi toute la place que mérite la thèse de Fernand Braudel (1902-1985) qui incarne l’histoire des Annales, sur le plan institutionnel, à la VIe section de l’Ecole pratique des hautes études.
– P. Ariès loue l’intelligence historique du livre dédié à Lucien Febvre. Cet ouvrage majeur, devenu un classique, a fait l’objet de nombreuses rééditions depuis y compris en format poche.
Extraits de l’article de P. Ariès
« Fernand Braudel vient de consacrer au monde méditerranéen pendant la seconde moitié du XVIe siècle une étude dont l’intérêt dépasse le sujet, pourtant si neuf et si vivant, pour toucher le fond même du problème philosophique de l’Histoire. Aussi ce livre n’est-il pas seulement important pour la connaissance du XVIe siècle et du monde méditerranéen, mais il fait date dans l’histoire de l’Histoire.
Disons d’abord de quel courant d’idées et de recherches il provient.
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Une équipe de savants authentiques s’est alors efforcée, depuis une vingtaine d’années de rendre à l’Histoire la vie concrète qu’elle avait perdue — car elle la possédait encore à l’époque de Michelet, de Fustel de Coulanges. On trouvera dans le récent petit livre posthume de Marc Bloch, Apologie pour l’Histoire, un clair exposé de cette nouvelle conception de l’Histoire. Or c’est exactement la conception de Braudel, qui dédie son livre à Lucien Febvre, l’un des animateurs, avec Marc Bloch, de ce mouvement qui a principalement agi par sa revue Annales. Jamais dédicace n’a été plus significative. Aucun livre d’histoire aussi important (onze cents pages), aussi érudit, ne s’est autant inspiré de l’esprit Annales. Quel esprit ? C’est ce que nous allons voir en examinant de plus près le livre de Braudel. Disons seulement qu’il est incompréhensible sans cet effort de vingt ans pour rajeunir la recherche historique, qu’il prend place parmi les premières manifestations importantes de l’influence exercée sur leurs disciples par Marc Bloch et Lucien Febvre. C’est seulement dans cette perspective qu’on saisira tout l’intérêt de ce monumental essai.
Fernand Braudel écrit-il une histoire de la Méditerranée ? Non, au sens traditionnel du mot. Vous n’y trouverez pas un exposé chronologique continu des événements qui se sont passés. Ce n’est pas l’histoire politique et événementielle de la Méditerranée. Ce le serait encore moins si l’auteur avait publié à part les quatre cents dernières pages de son livre, consacrées aux conflits entre les empires turcs et espagnols, sur un mode très chronologique. F. Braudel avoue lui-même qu’il ne s’est pas amusé à les écrire.
Exigences du genre, car c’est une thèse de doctorat ? Coquetterie d’un spécialiste qui tient à prouver qu’il pourrait aussi bien suivre les sentiers battus ? Toujours est-il que le livre s’en trouve alourdi, et c’est dommage. Cela dit, d’ailleurs entre parenthèses, pour se débarrasser d’une réserve qui s’imposait, pour avertir le public non spécialiste qu’il ne craigne pas la masse du volume. Au moins dans ses deux premiers tiers, les développements les plus suggestifs se suivent au cours d’un exposé très vivant, d’un style personnel et direct, presque impressionniste.
Donc ce n’est une histoire ni des événements, ni des grands hommes. C’est l’histoire des genres de vie en société dans la Méditerranée du XVIe siècle. Braudel a dit le mot « géohistoire ». Va pour géohistoire ! Géographes et essayistes ont beaucoup écrit sur la Méditerranée moderne. Ils ont dit leurs observations, leurs interprétations. Eh bien, c’est ce genre, jusqu’à présent appliqué à l’observation contemporaine, que F. Braudel a reporté dans le passé ; une géographie et une sociologie des humanités méditerranéennes du XVIe siècle. Facile à dire au critique ! mais réfléchissons à la masse d’observations que mobilisent les impressions et les interprétations du géographe moderne.
Or, ces observations, il a fallu, pour le XVIe siècle, les reconstituer toutes, d’après des documents d’archives, des bribes dénichées ici et là, avec une ténacité et une ingéniosité admirable. D’ailleurs, cette glane d’érudition n’aurait pas été suffisante pour permettre une vaste fresque d’ensemble, si l’auteur n’avait extrapolé les résultats incomplets de son enquête historique ; grâce à l’ethnographie contemporaine. Il a cherché dans les genres de vie contemporains du XXe siècle des archaïsmes, des fossiles, qui conservent des modes d’existence disparus ailleurs.
Fernand Braudel recourt souvent à ces humanités-témoins, et son récit passe du passé au présent, du présent au passé, renvoyant de l’un à l’autre. Le temps n’a plus pour lui cette consistance géométrique qu’il a trop souvent chez les historiens. Il n’est pas également épais, également étanche. Ici, il sépare les âges et les oppose. Là au contraire, il s’amincit et s’abolit : comme s’il n’y avait plus de temps, que tout était arrêté. A la fois, différence et solidarité des âges. »
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Lire l’intégralité de cet article dans P. Ariès, Pages retrouvées, Le Cerf, 2020.