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Georges Duby : une histoire rajeunie

vendredi 18 mai 2012, par Guillaume Gros


 Auteur d’une œuvre importante dont le célèbre Dimanche de Bouvines, professeur au Collège de France, académicien, historien de l’art, vulgarisateur à la télévision et à la radio, Georges Duby (1919-1985) est un médiéviste éclectique. « De la glèbe des paysans au ciel des idées : c’est ainsi que l’on résume parfois le cheminement scientifique de G. Duby », rappelle Patrick Boucheron [1].

 Si Philippe Ariès et Georges Duby n’entrent en contact qu’à la fin des années soixante-dix [2] les points communs ne manquent pas au-delà d’un intérêt commun pour l’histoire des mentalités : le goût de la géographie, l’attrait pour les images et les formes et une écriture accessible. L’itinéraire de G. Duby a été ici largement reconstitué à partir de son autobiographie intellectuelle, l’ Histoire continue et de son évocation "Le plaisir de l’histoire" dans Essais d’ego histoire (1987).

Choix d’une société féodale enracinée dans le rural

 Duby est influencé par la géographie dans sa lecture de la société et par la lecture des Annales. L’étude de Marc Bloch, La Société féodale, constitue une révélation entre 1939 et 1940 pour un G. Duby qui découvre que « l’histoire sociale n’est pas simple appendice de l’histoire économique ».
Sous l’occupation, il choisit comme objet d’étude « une formation sociale, la société que nous appelons féodale, une société dont les armatures se sont mises en place à une époque où les villes et les marchands ne comptaient guère, où tout était encastré dans la ruralité ».
 Sous la direction de Charles-Edmond Perrin, il entreprend une thèse à partir du Recueil des chartes de l’abbaye de Cluny entre les XI et XII, longuement présenté dans son autobiographie intellectuelle.

L’entreprise est publiée en 1953, grâce à l’aide de Lucien Febvre, sous le titre La Société aux XI et XII siècle dans la région mâconnaise , chez Armand Colin, dans la Bibliothèque générale de l’Ecole pratique des Hautes études :

« Il m’apparut que le clivage entre les chevaliers, compagnons du chef de la forteresse, et les paysans, ses sujets, se reliait étroitement à l’institution de la seigneurie et que, par conséquent, mieux valait appeler « seigneur » que « féodal » le système instauré par la mutation du XIe siècle, ultime épisode d’un fractionnement progressif de l’autorité régalienne et la progressive déchéance de l’état. Cet état, je le voyais se reconstituer, pas à pas, dans la seconde moitié du XIIe siècle, et très rapidement au début du XIIIe, prenant assise, notamment sur le fief. »

Georges Duby a campé le décor du travail d’une vie situé entre l’ « an mil » et le « dimanche de Bouvines ». Docteur, il décroche un poste à l’université d’Aix-en-Provence.

L’influence du marxisme


 Dans le contexte de l’après guerre, l’historien n’est pas insensible à la politique. Selon ses propres termes sa dette envers le marxisme est immense :

« J’avais lu Friedmann, j’avais lu Spengler sur le conseil d’Henri-Irénée Marrou. Cependant les victoires de l’Armée Rouge, l’écho qui nous parvenait de la Résistance et les espérances qui se levèrent dans les lendemains de la Libération avaient ranimé la flamme qui s’était allumée dans nos cœurs adolescents du temps du Front populaire et de la guerre d’Espagne. Les courants qui se réclamaient du marxisme s’amplifiaient. »

Sur le plan intellectuel, G. Duby est influencé par Louis Althusser dont les analyses, selon lui, « dégageaient enfin la pensée marxienne de la gangue où la pratique quotidienne l’avait enfermée ».

 Relatant la genèse de ses recherches, le médiéviste explique comment ce cadre conceptuel lui permit de mettre en évidence les caractères originaux et les mécanismes de la seigneurie :

« Ce cadre était construit sur mes premières expériences de géographe et sur la lecture des Annales, c’est-à-dire sur l’idée que la société est un système, dont tous les éléments, solidaires, s’articulent. Ce que m’apportait le marxisme n’en dérangeait pas sensiblement l’armature. Elle en fut au contraire très heureusement affinée. L’architecture de Guerriers et paysans repose presque entièrement sur les concepts de classe et de rapport de production. »

Le structuralisme rajeunit l’histoire

 Attiré par l’anthropologie et le structuralisme, Georges Duby est influencé dans sa démarche d’historien par Claude Lévi-Strauss et par Michel Foucault :

« De fait, le structuralisme nous stimula, nous obligea à remuer de fond en comble nos questionnaires. Ce coup de fouet me paraît très directement responsable du tournant fort accentué, capital à mes yeux, qui déclencha autour de 1960 un nouveau rajeunissement de l’école historique française, comparable à celui qu’avait provoqué trente ans auparavant le combat mené par Lucien Febvre et Marc Bloch dans les Annales. »

 D’autres auteurs majeurs ébranlent la vision strictement économique de la société féodale de l’historien. Mauss, Polanyi et Veblen lui enseignent la valeur du don plutôt que la logique de la rente foncière. C’est toute une manière de faire de l’histoire qui change chez le médiéviste :

« Ce que je recevait de l’anthropologie sociale m’encourageait aussi à m’informer des systèmes d’images construits et propagés dans l’intention de justifier et de pérenniser une certaine organisation de la production et de la distribution des richesses, donc à entreprendre l’étude des rites et des mythes […] ».

Une histoire des mentalités

 De l’influence de Febvre, qu’André Allix lui présente pendant l’hiver 1944, il garde l’idée, au-delà d’un choix historiographique, de ne pas figer son écriture dans l’érudition. Professeur à Aix, puis au Collège de France, Georges Duby maintient le contact avec les Annales par le truchement de Robert Mandrou (1921-1984) avec lequel il rédigea une histoire de la civilisation française (Armand Colin, 1958). Lequel Mandrou dirigea, par ailleurs, avec Philippe Ariès la collection « Civilisation et mentalités » chez Plon.

 C’est le début de ce que l’on appelle l’histoire des mentalités [3] même si plus tard, Duby nuance le contenu du terme :

« Par mentalités, nous désignions l’ensemble flou d’images et de certitudes irraisonnées à quoi se réfèrent tous les membres d’un même groupe. Sur ce fond commun, ce noyau dur, en contrebas de ce que chacun pouvait imaginer et décider, nous appelions à concentrer l’observation. Toutefois, nous mettions en garde, fortement, malgré l’usage qu’en faisait le très grand historien du sacré que fut Alphonse Dupront, contre le concept, selon nous fallacieux, d’inconscient collectif. Il n’y a d’inconscient en effet que par rapport à une conscience, c’est-à-dire à une personne. »

Le goût des images

 L’œil déjà exercé par la lecture des paysages, Duby se passionne pour les images et les formes. Il y est fortement encouragé par Albert Skira qui lui commande pour sa fameuse collection d’art ce qui devient trois volumes Adolescence de la chrétienté occidentale, L’Europe des cathédrales et Fondement d’un nouvel humanisme, ( 1966-1967), repris chez Gallimard, en 1976, par Pierre Nora, sous le titre Le temps des cathédrales : l’art et la société (980–1420). Expérience capitale qui contribue à transformer la façon d’écrire de Duby vers un public élargi :

« Il m’incombait, et c’était pour moi la nouveauté et la difficulté de l’entreprise, d’élaborer un texte qui s’ajustât à des images, et des images qu nous choisissions en premier lieu pour leur beauté, que nous disposions parmi les pages en nous fondant d’abord sur leur puissance de suggestion. »

De L’An mil au Dimanche de Bouvines


 L’ouverture vers un public élargi tout en en travaillant sur un panel de sources nouvelles, telle est aussi l’ambition de L’An mil publié dans la collection « Archives » impulsé par Pierre Nora :

« Je changeai de matériau, un peu comme un sculpteur abandonnant le bois pour le marbre. Je me détournai des chartes, des inventaires, des témoignages brefs que livrent ces sources abruptes, rêches, sans apprêt, sur quoi toute ma thèse de doctorat s’était fondée. Dorénavant, j’allais lire surtout des récits, des poèmes, en latin ou en d’autres langues, des écrits reflétant d’une manière moins directe, moins naïve la vie en société, déformés, compliqués qu’ils sont par le souci de plaire, de répandre une certaine doctrine, mais aussi moins secs, plus loquaces, d’interprétation en tout cas moins ardue. »

 Intronisé au Collège de France en 1970, l’universitaire n’a de cesse dans le même temps d’épurer son écriture et d’abandonner quelques dogmes de l’école des Annales en acceptant par exemple de rédiger, toujours à la demande de Pierre Nora, Le Dimanche de Bouvines (1973), pour la collection « Trente journées qui ont fait la France ». Certes, l’événement n’est pas traité comme une fin en soi mais comme un « révélateur » :

« De l’événement j’entendais me servir. Comme d’un révélateur. Utilisant toutes les paroles que son éruption avait jaillir. Car c’est en cela que l’accident événementiel peut nous intéresser, nous historien des structures. L’événement explose. »

Foin de tout enjeu historiographique, Le Dimanche de Bouvines, impose Georges Duby comme un historien très médiatique durant les années soixante dix, véritable âge d’or pour les sciences humaines entre Les Mots et les choses, Le Cru et le cuit, et Montaillou.

Les Trois ordres

 Poursuivant sa mue intellectuelle et sa quête de sources nouvelles, G. Duby explore « le poids du mental sur le destin de nos sociétés » en rédigeant notamment Les Trois ordres, sous titré L’imaginaire du féodalisme :

« (…) mon intention était d’écrire l’histoire d’un objet très réel bien qu’immatériel, la représentation changeante que la société dite féodale se fit d’elle-même, de saisir de cette représentation l’une des formes, construites sur un schéma ternaire dont Georges Dumézil avait décelé les traces au plus profond de la culture « indo-européenne » ».

Des livres grand public à la télévision


 Après avoir été sollicité pour la première fois en 1972 par Pierre Dumayet, G. Duby qui dit s’être d’abord méfié de la télévision, entreprend un an plus tard, aux côtés de Roger Stéphane et du réalisateur Roland Darbois, de produire une série de 9 épisodes sur Le Temps des cathédrales :

« Toutes ces œuvres d’art dont je croyais n’ignorer aucun détail, j’avais l’impression de les découvrir. La caméra les avait saisies sous un angle imprévu. Elle avait en outre moissonné au passage quantité d’images à quoi je n’avais pas songé. »

 Comme avec l’histoire de l’art chez Skira, la magie du verbe opère et Duby conquiert un nouveau public. Et tout en participant à d’autres projets audiovisuels, l’historien est bientôt associé au projet de création de la SEPT en 1985 dont il prit ensuite la présidence et où il s’efforça de poursuivre, de façon exigeante, son entreprise de vulgarisateur. A l’image de cette vie de Guillaume le Maréchal, d’abord racontée à la radio, avant de paraître chez Fayard en 1986 :

«  Comme naguère à propos de Bouvines, on pouvait m’accuser de trahir « l’esprit des Annales ». J’étais en effet le premier des épigones de Marc Bloch et de Lucien Febvre qui acceptât d’écrire la biographie d’un « grand homme ». De fait, je ne déviai pas d’un pouce de mon parcours. Le seul changement, fort important je le reconnais, touchait à la forme. Je revenais carrément au récit . »

Serge July sur l’historien cinéphile


 A la mort de Georges Duby, Serge July rend un bel hommage à l’historien dans le quotidien Libération du 4 décembre 1996. Pour le directeur de Libé, Duby prend place à la suite de Fernand Braudel dans la lignée des "patrons" : "Il y a une "génération Duby" en histoire, qui fait de lui une sorte de maréchal". Serge July en profite pour rappeler le lien entre l’historien vulgarisateur exigent et le cinéma :

"Sa rencontre de ce cinéphile historien avec le cinéma devait avoir lieu, elle n’a malheureusement pas eu de suite concrète. Au début des années 80, il avait accepté le principe d’une adaptation cinématographique du Dimanche de Bouvines, entreprise dont il fut le prestigieux conseiller historique. Le producteur François Ruggiéri était à l’initiative et Toscan du Plantier avait pris part au montage de la production. Chargé de l’écriture du scénario, j’ai passé des mois à le questionner sur des gestes, des attitudes, des langages, des logiques de situations. Il fut un exceptionnel guide, toujours concret, et j’ai eu de la chance d’apprendre à aimer le Moyen Age avec lui. Le film n’a pas vu le jour. Mais j’avais eu le privilège de le connaître, lui et sa femme, Andrée."

Projets collectifs

Outre la codirection de l’Histoire de la France rurale avec Armand Wallon (Seuil, 1976), Georges Duby participa à plusieurs projets collectifs en tant que maître d’ouvrage : Histoire de la France urbaine, (Le Seuil, 1980-1985), Histoire de la vie privée, avec Philippe Ariès, (Le Seuil, 1985-1987) et Histoire des femmes en Occident, avec Michelle Perrot, (Plon, 1990-1992). Une partie de son œuvre est éditée dans "La Pléiade" (2019), chez Gallimard, avec une préface de Pierre Nora.

Portfolio


[1Cf. son portrait de G. Duby dans Véronique Sales, Les Historiens, Armand Colin, 2003.

[2On peut consulter trois lettres de Georges Duby adressées à Philippe Ariès à partir de 1977 dans les archives de ce dernier.

[3cf. le chapitre rédigé par Georges Duby sur l’histoire des mentalités dans l’Encyclopédie de la Pléiade dirigé par Charles Samaran sur l’histoire et ses méthodes