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Georges VIGARELLO, Histoire du corps

mardi 11 juin 2024, par Guillaume Gros

- L’histoire du corps s’est affirmée dans un temps long. Parmi ses pionniers Norbert Elias, dans Sur le processus de civilisation (1939) s’intéresse au processus de civilisation à travers l’étude des mœurs et des techniques du corps. De son côté, Johan Huizinga, dans L’Autonome du Moyen Age (1919), défriche de nouveaux domaines de l’histoire : les sens, les rêves, l’imaginaire et le corps. En France, à la suite des Annales qui valorisent une histoire des mentalités et des sensibilités, Michel Foucault dans Surveiller et punir (Visuel ci-contre, 1975) développe la thèse selon laquelle le domaine politique influence le corps car il a une prise immédiate sur lui. Auteur d’une Histoire de la sexualité (1976), il consacre un chapitre au corps dans Le Souci de soi (1984).

Ariès et Foucault influencent Vigarello

- Alors qu’au cours du XXe siècle, l’histoire du corps recoupe l’histoire des mentalités et l’histoire sociale, émerge la notion d’un "corps civilisé" qui emprunte à l’histoire de l’éducation à la suite de Philippe Ariès, auteur de l’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien régime (1960) qui a aussi investi le terrain de l’histoire de la vie privée avec Georges Duby.

 La notion d’un "corps redressé", que l’on doit à la thèse de G. Vigarello (Armand Colin, 1978, visuel ci-contre), s’inscrit dans une démarche qui croise des disciplines différentes des sciences humaines comme la sociologie, l’histoire, la philosophie, sachant que G. Vigarello n’est pas à l’origine un historien, mais un professeur d’éducation sportive qui en questionnant sa pratique sportive a créé un objet historiographique. Dans la postface à l’édition, 2004 (extraits ci-dessous), il rappelle ce que sa thèse doit au contexte culturel et intellectuel des années 1970.

Le corps redressé, Extraits postface, 2004

« La culture des années 1970 est inévitablement présente dans l’esprit de ce texte : la volonté de poursuivre toute trace de pouvoir, par exemple, celle de discuter contraintes et hiérarchies, celle d’identifier une « oppression » éducative en l’assimilant à quelque assujettissement d’autant plus sensible qu’il pourrait sembler masqué. Les outils mentaux du temps étaient aux « soupçons », aux « contestations », aux « libérations » [1] Le projet historique était à la généalogie des contraintes [2].
[...]
Dans ce contexte culturel, les analyses de Philippe Ariès et de Michel Foucault ont joué un rôle majeur. L’un et l’autre suggéraient une vision de l’histoire de l’éducation et une vision de l’histoire du corps. L’un et l’autre se rejoignaient dans la description d’une enfance moderne « opprimée » pour être mieux éduquée, dominée de part en part pour être mieux normée. l’un et l’autre assimilaient le travail de la modernité à un travail de « répression », avec ses versants éminemment corporels, insistant sur les rituels éducatifs de fermeté sinon d’exhaustivité, alors même que leur point de départ n’était pas nécessairement identique : Philippe Ariès évoquait davantage une chaleur sociale perdue, une liberté et une intégration accordée à l’enfance dans le vieux monde médiéval, insensiblement abandonnées pour des attentes incoercibles ; Michel Foucault évoquait davantage le déplacement de la contrainte vers une douceur censée la rendre plus diffuse, mais aussi plus opérationnelle comme plus implacable. Une même certitude, quoi qu’il en soit, traversait leur propos : celle d’une modernité devant exister par l’éducation, mais incapable de promouvoir cette éducation en dehors d’une vaste oppression. Une même conclusion aussi pouvait en être inférée : « La discipline, par le contrôle qu’elle a peu à peu exercé, a modifié le comportement des corps en s’insérant dans les moindres recoins de la vie quotidienne, en organisant les gestes et les attitudes de l’écolier ; elle a permis l’apprentissage de la docilité » [3] (Extraits, G. Vigarello, p. 415-416)

Une histoire du corps


 Avec les historiens, Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, G. Vigarello est à l’origine, aux éditons du Seuil (2005-2006), d’une vaste synthèse, intitulée Histoire du corps, de plus de 1500 pages en trois volumes : De la Renaissance aux Lumières (tome 1), De la Révolution à la Grande Guerre (tome 2) et Les mutations du regard. Le XXe siècle (tome 3).
 Cette histoire du corps à laquelle 23 chercheurs ont participé est un événement historiographique majeur qui ouvre par ailleurs de nombreuses pistes de recherche. Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine, G. Vigarello caractérisent leur projet dans la préface (extraits ci-dessous, p. 7-8), pour le premier tome sur la Renaissance :

« Une attention historique au corps restitue d’abord le cœur de la civilisation matérielle, modes de faire et de sentir, investissements techniques, confrontation aux éléments : l’homme « concret » tel que l’évoquait Lucien Febvre, « l’homme vivant, l’homme en chair et en os » [4]. Un fourmillement d’existence émerge de cet univers sensible : un cumul d’impressions, de gestes, de productions imposant l’aliment, le froid, l’odeur, les mobilités ou le mal, en autant de cadres « physiques » premiers. C’est ce monde immédiat, celui des sens et des milieux, celui des « états » physiques, que restitue d’abord une histoire du corps ; un monde variant avec les conditions matérielles, les manières d’habiter, celles d’assurer les échanges, de fabriquer les objets, imposant des modes différents d’éprouver le sensible et de l’utiliser ; un monde variant avec la culture aussi, comme Mauss, un des premiers, a su le montrer, soulignant combien nos gestes les plus « naturels » sont fabriqués par les normes collectives : manières de marcher, de jouer, d’enfanter, de dormir ou de manger. Le seul recensement de Mauss révèle un « homme total » dont nombre de valeurs s’incarnent dans les plus concrets des usages du corps [5]. D’où l’étendue possible de la curiosité historique : du monde de la lenteur à celui de la vitesse, par exemple, du portrait peint à celui de la photographie, des soins individuels à la prévention collective, de la cuisine à la gastronomie, de la sexualité moralisée à la sexualité psychologisée, autant de dynamiques temporelles, autant de visions différentes du monde et d’investissements différents dans le corps. Non plus nature mais culture, ce témoignage du corps participe, comme Le Goff l’a récemment rappelé, à la "résurrection intégrale du passé" [6].
Enfin, faut-il rendre plus complexe cette notion de corps, montrer le rôle qu’y jouent le représentations, les croyances, les effets de conscience : rien d’autre qu’une aventure apparemment "fictive", avec ses repères intériorisés redoublant les repères immédiats, réorientant leur force et leur sens. »
[...]


[1Winock M., Chronique des années soixante, Paris, Seuil, « Point », 1987. Voir « Les nouveaux révolutionnaires », P. 230.

[2Donzelot J., La Police des familles, Paris, Minuit, 1977.

[3Le corps, textes choisis et présentés par E. Levine et P. Touboul, GF, Flammarion, 2002, p. 161.

[4Lucien Febvre, Pour une histoire à part entière, SEVPEN, 1962.

[5Marcel Mauss, "Les techniques du corps", Sociologie et anthropologie, PUF, 1960.

[6Jacques Le Goff et Nicolas Truong, Une histoire du corps au Moyen Age, Liana Levi, 2003.