Accueil > L’œuvre de Philippe Ariès > Historiographie > François Hartog, "Croire en l’histoire", Flammarion, 2013

François Hartog, "Croire en l’histoire", Flammarion, 2013

lundi 27 janvier 2014, par Guillaume Gros

Compte rendu de Guillaume Gros paru dans la revue Cahier d’histoire immédiate, n° 43, octobre 2013, (p. 236-239).
Dans la continuité de Régimes d’historicité (Seuil, 2003), François Hartog prolonge la réflexion de Philippe Ariès sur Le Temps de l’Histoire (1954).

François Hartog, Croire en l’histoire, Flammarion, 2013, 309 p.

"Face à l’accélération de l’histoire, à l’instantanéité et le simultané du flux continu d’informations qui circulent notamment sur internet, « l’historien peut-il, lui aussi, “faire de l’histoire en direct”, toujours plus vite, et donner immédiatement le point de vue de la postérité en tweet ? ». Telle est l’une des questions qui parcourt l’essai de François Hartog intitulé Croire en l’histoire dans lequel, plus largement, l’auteur s’efforce d’analyser les conséquences des injonctions du présent dans le travail de l’historien aussi bien sur son statut que sur sa façon d’écrire l’histoire. Sous l’effet de la poussée des mémoires depuis les années 1890, « le contemporain est devenu un impératif sociétal et politique : une évidence indiscutable ». Afin de répondre à la demande sociale et à la judiciarisation portée le plus souvent par l’émotion et le malheur, l’historien est requis voire convoqué tout à la fois comme expert ou médecin.

Le constat n’est pas nouveau depuis l’essai brillant de Gérard Noiriel, en 1996, Sur la « crise » de l’histoire (Belin, puis « Folio histoire) et le diagnostic a été décliné depuis dans le cadre de problématiques diverses comme dans l’Empire des émotions, de Christophe Prochasson ou tout récemment encore, par Henri Rousso, La dernière catastrophe ; l’histoire, le présent, le contemporain (Gallimard, 2012). Cependant, François Hartog l’intègre dans une réflexion plus large sur le rapport au temps.
Reprenant ses réflexions publiées en 2003 sur Les Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps (Seuil) et prolongeant celles développées dans Évidence de l’histoire, Ce que voient les historiens, François Hartog, directeur d’études à l’Ehess, analyse la façon dont l’histoire devient au 19e siècle une évidence, presque une religion universelle dont s’emparent aussi bien les historiens que les écrivains. Bref, il pose la question de la croyance dans l’histoire. Pour ce faire, il organise son essai en quatre grandes parties qui interrogent le concept d’histoire moderne autrement nommé, dans son étude, « régime moderne d’historicité » : « L’histoire, celle du régime moderne d’historicité, avec un grand H ou un petit h, avait foi dans le progrès, marchait au futur et renvoyait avec assurance le passé au passé. Il ne pouvait que passer. C’en est fini, et nous nous sommes retrouvés en tête à tête avec la mémoire et le présent seul. »

Alors que le premier chapitre « La montée des doutes » part de la conjoncture contemporaine exposant les formes prises par la poussée de la montée du présent et de la mémoire, le deuxième intitulé « L’inquiétante étrangeté de la mémoire », explore les relations entre histoire et fiction autour du philosophe Paul Ricoeur et de l’historien Carlo Ginzburg posant la vieille question de l’histoire comme genre. Enfin, les deux derniers chapitres approfondissent l’interrogation sur la croyance en l’histoire « du côté des écrivains » puis « du coté des historiens » afin de voir comment ces deux acteurs se positionnent par rapport au temps et au régime moderne d’historicité. L’objectif de François Hartog étant d’essayer de comprendre comment le principe de la séparation nette du passé et du présent qui est la devise de l’école méthodiste au 19e siècle – quand l’histoire s’affirme comme une science – a pu aboutir à la confusion actuelle qui assigne l’historien dans le seul cercle du présent.

Pour ce faire, F. Hartog brosse rapidement un historique du statut de l’histoire au cours des deux derniers siècles correspondant aux quatre positions occupées par l’historien : celle du prophète avec Michelet, celle du pédagogue avec Monod et Lavisse quand l’historien fait le pont entre l’ancienne et la nouvelle France, celle du savant à l’instar de Fustel de Coulanges voué à la seule connaissance du passé et enfin celle des représentants des Annales qui s’efforcèrent de tenir les deux bouts de la chaîne entre le passé et le présent.

Mais aujourd’hui la force du modèle commémoratif et mémoriel dicté par les problématiques du présent a fait basculer le rapport au temps. Si bien que l’historien ne serait même plus maître de ses champs d’étude imposés par la conjoncture. François Hartog analyse longuement ces mots qui, à défaut de grands récits, scandent le présent, le « quatuor formé par la mémoire, la commémoration, le patrimoine et l’identité, auquel il faut, au moins, adjoindre, le crime contre l’humanité, la victime, le témoin, d’autres encore ». On le sait, l’historien n’a plus le monopole du discours historique tant est qu’il l’ait jamais eu. Cependant d’après F. Hartog, dans l’ère de la judiciarisation de l’histoire depuis le tribunal de Nuremberg, sa parole est aujourd’hui brouillée par les autres acteurs que sont le journaliste, le juge, le témoin, l’expert ou la victime. Sachant que l’historien peut parfois endosser les casquettes du juge, du témoin ou de l’expert comme ce fut le cas dès l’affaire Dreyfus mais à une toute autre échelle depuis les années 1990. Si avec la judiciarisation l’historien « est invité à répondre à une question qu’il n’a pas lui-même formulée ou qu’il ne formulerait pas dans les termes qui, nécessairement, sont ceux du droit », certains historiens n’hésitent pas à revendiquer la figure d’un style judiciaire à l’image de Pierre Vidal-Naquet lors de son combat pour la défense de Maurice Audin pendant la guerre d’Algérie.

S’efforçant d’expliquer les liens entre politique et histoire en montrant l’action de plus en plus importante du législateur sur ces questions, François Hartog analyse les conséquences d’un principe de droit, le caractère imprescriptible du crime contre l’humanité établi à Nuremberg, sur le rapport au temps : « Imprescriptible veut dire que le criminel demeure contemporain de son crime jusqu’à sa mort, tout comme nous demeurons ou devenons les contemporains des faits jugés pour crime contre l’humanité. »

Afin de comprendre pourquoi la mémoire s’est trouvée investie d’une charge si lourde dans nos sociétés, François Hartog tout à la fois historien et philosophe, entreprend de démêler les liens complexes entre récit, rhétorique et histoire à l’aune de la révolution structuraliste de l’après guerre. L’historien s’offre ensuite une longue et stimulante digression autour de la façon dont les écrivains captent le temps dans leurs œuvres entre le 19e siècle et le 20e siècle. De Balzac à Chateaubriand ou Tolstoï quand l’histoire s’impose comme une évidence à Robert Musil, l’écriture et le rapport au temps changent quand ce dernier doute de la capacité du récit à dire exactement le réel : « On est donc au-delà du jeu de la littérature antérieure avec et contre le régime moderne d’historicité. » Enfin, F. Hartog termine son étude, de façon plus classique, « Du côté des historiens » afin de saisir comment est vécue, dans le monde de Clio cette remise en cause du régime moderne d’historicité. Il insiste, en particulier, sur le moment décisif que constitue l’affaire Dreyfus qui oblige les historiens à sortir de leur tour d’ivoire contribuant de facto à abolir la coupure entre présent et passé. S’il concède que l’Affaire « montre aussi qu’on peut écrire de l’histoire immédiate et qu’elle n’est pas réservée aux seuls professionnels », elle n’en contribue pas moins à mettre l’historien sous les projecteurs et sous pression.

D’une écriture fluide, l’essai de François Hartog, sort des sentiers battus des ouvrages d’historiographie classique et propose une réflexion sur le rapport au temps et face à l’accélération de l’histoire. On peut regretter parfois, une vision un peu catastrophiste, d’une omniprésence du contemporain qui imposerait aux historiens leurs sujets et leurs problématiques comme si la discipline n’avait pas su mettre en place un certain nombre d’outils méthodologiques, notamment avec l’histoire immédiate."