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Evelyne Sullerot

lundi 28 juin 2021, par Guillaume Gros

Deux contributions de Philippe Ariès : l’une sur les stéréotypes sociaux et l’autre sur la répartition des tâches entre hommes et femmes.

Le fait féminin, qu’est-ce qu’une femme ?, sous la dir. d’Evelyne Sullerot, Centre Royaumont pour une science de l’homme, Fayard,1978.

 Figure du mouvement féministe dans les années 1960 et 1970, Evelyne Sullerot (1924-2017) fonde avec Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé et Catherine Valabrègue, la “Maternité heureuse”, une association qui devient, en 1960, le Mouvement français pour le planning familial. Elle a raconté ses combats dans un livre d’entretien, en 2017, avec Bernard Morlino intitulé L’insoumise. Femmes, familles. Les combats d’une vie (l’Archipel).

 Sociologue reconnue, auteur d’une thèse sur la presse féminine (1964), elle se voit confier de nombreuses missions en tant qu’expert international sur les questions de la formation professionnelle et de l’emploi des femmes. Elle rejoint, entre autres, le Centre d’études des communications de masse d’Edgar Morin.
 Fondatrice et présidente de l’association Retravailler de 1974 à 1989, centres d’orientation professionnelle fréquentés par 300000 femmes, elle est aussi membre du Conseil économique et social de 1974 à 1989, où elle rédige de nombreux rapports. Á partir des années 1980, ses recherches socio-démographiques portent plus spécialement sur la famille et ses transformations s’interrogeant notamment dans ses deniers travaux sur la dégradation de la fonction du père dans un essai intitulé Quels pères ? Quels fils ? (Fayard, 1992).

Evelyne Sullerot et le "Fait féminin"

 Dans la dynamique de ses recherches socio-démographiques, E. Sullerot impulse avec Jacques Monod ce colloque pionnier autour du “Fait Féminin” (cf. 1er de couverture ci-dessus) dans une perspective transdisciplinaire avec des psychologues, anthropologues, historiens, sociologues, biologistes, ethnologues sous les auspices de la fondation du “Centre Royaumont pour le progrès des sciences de l’homme”. C’est la raison pour laquelle Evelyne Sullerot a sollicité l’expertise de Philippe Ariès, afin d’avoir son point de vue d’historien de l’enfant et la vie familiale et de démographe sur les stéréotypes sociaux et la répartition des tâches entre hommes et femmes.

E. Sullerot expose son projet dans la préface (extraits)

« C’est à Jacques Monod que je m’étais ouverte de ces préoccupations. Jacques Monod, prix Nobel de médecine et grand humaniste, s’intéressait vivement à l’évolution de la condition féminine. En 1966, avec André Lwoff et François Jacob, il avait accepté la présidence d’honneur du Mouvement français pour le planning familial dont j’avais été, quelques années auparavant, la cofondatrice et la secrétaire générale. Il savait que depuis je n’avais cessé de mener d’autres actions en faveur des femmes et de poursuivre divers travaux de sociologie de la condition féminine, sur les plans national et international.
[...]
Il pensait également que, pour faire progresser la sociologie de la femme comme pour aider au maximum les femmes, il apparaissait nécessaire d’enfreindre le tabou des différences entre les sexes et de les étudier : pour être à même de les minimiser, de les corriger, de les relativiser, ou pour tenir compte de ce qu’elles induisent. [...]
Il s’agissait de faire le point des connaissances actuelles sur ce qu’est le sexe féminin en réunissant des faits établis par des disciplines différentes, des observations objectivement conduites, en mentionnant les lacunes et les doutes ; d’introduire des hypothèses d’explication pour ouvrir des pistes de réflexion, mais en leur conservant leur caractère d’hypothèses ; de tenter de jeter des ponts d’une discipline à l’autre, mais en se gardant des théories globalisantes qui veulent trop étreindre.[...]
Les participants, de sept nationalités différentes, représentaient des disciplines très variées : beaucoup d’entre eux n’avaient jusque-là jamais vécu une expérience aussi multidisciplinaire. Chacun a tenté d’être compris de tous et de ne pas abuser des langages hermétiques propres à certaines disciplines ; les contributions qu’on va lire ont été écrites dans ce souci. Odette Thibault, biologiste, et moi-même avons tenté dans ce livre de présenter ces contributions dans un déroulement logique et de donner l’essentiel des débats qui s’instaurèrent entre les participants. Ces débats n’ont pas été exempts d’affrontements révélateurs des préoccupations propres à chaque pays : la problématique de l’hérédité pour les Français (la discussion par R. Zazzo des arguments de A. Jacquard est un écho de ce brûlant débat) ; la problématique de la sociobiologie, si âprement discutée depuis deux ans aux Etats-Unis, et par rapport à laquelle E. Maccoby, Z. Luria, L. Eisenberg et J. Monet ont voulu marquer leurs distances face aux thèses des éthologistes et anthropologues évolutionnistes. Mais on verra que si l’accent fut mis davantage sur les facteurs d’environnement par les uns, davantage sur les facteurs biologiques par les autres, nul ne nia l’évidence du jeu constant de ces deux séries et tous cherchèrent honnêtement, plutôt qu’à en pondérer l’importance, à en décrire les processus d’action réciproque. Certains chercheurs n’avaient pu assister au colloque : j’ai ultérieurement recueilli leurs opinions et leurs travaux pour les intégrer dans la suite logique de ce livre, où ils étaient indispensables ».

Plan de l’ouvrage,

 1ère partie : le corps
I) La différenciation des sexes au cours de l’évolution des espèces (phylogenèse)
II) La genèse de la sexualité chez les individus (ontogenèse)
III) Expression et signification des différences sexuelles à l’âge adulte

 2e partie : l’individu

 Les aspects psychologiques, par Odette Thibault
1. Le transsexualisme et les principes d’une féminologie, par John Money.
2. Genre et etiquetage : l’effet Pirandello, par Zella Luria
3. La psychologie des sexes : implication pour les rôles adultes, par Eleanor Maccoby.
4. Quelques constats sur la psychologie différentielle des sexes, par René Zazzo.
5. A propos de la psychologie différentielle des sexes, par Cyrille Koupernik, Evelyne Sullerot, Philippe Ariès [voir texte ci-dessous, 1ère intervention], Roger Larsen, Norbert Bischof, John Money, Zella Luria, René Zazzo, Eleanor Maccoby.
6. Les différences sexuelles dans la neurologie et la cognition : implications psychologiques, sociales, éducatives et cliniques, Sandra Witelson.
7. A propos du rôle des hormones dans les comportements, Eleanor Maccoby, Raymond L. Vande Wiele, Léon Eisenberg, Etienne Baulieu.
8. La répartition différentielle des troubles psychiatriques selon le sexe, par Léon Eisenberg.

 3e partie : la société
Les aspects sociaux, par Evelyne Sullerot
1. Les fondements évolutionnistes des différences entre les sexes, par Roger Larsen
2. La sélection sexuelle et le rôle du choix féminin dans l’évolution du comportement humain, par Robin Fox
3. À propos de l’anthropologie évolutionniste, par Norbert Bischof, Robin Fox, Claudine Escoffier-Lambiotte, Evelyne Sullerot, Leon Eisenberg, Odette Thibault, Philippe Ariès [voir texte ci-dessous, 2e intervention], Massimo Livi Bacci, Étienne Baulieu.
4. Fécondité et stérilité : la traduction de ces notions dans le champ idéologique au stade préscientifique, par Françoise Héritier.
La femme dans les systèmes de représentation, entretien de Françoise Héritier par Evelyne Sullerot.
5. L’enfermement des femmes dans notre civilisation, par Germaine Tillion.
6. Notes brèves sur le fait féminin au XIIe siècle, par Georges Duby.
A propos du destin de la femme, du XVIe au XXe siècles, par Emmanuel Le Roy-Ladurie, Evelyne Sullerot, Michèle Perrot, Jean-Paul Aron.
Les rôles des femmes dans l’histoire de la famille occidentale, par Peter Laslett.
7. Le changement démographique et le cycle de vie des femmes, par Massimo Livi Bacci.
8. Le rôle des femmes en Europe à la fin des années 1970, par Evelyne Sullerot.

1ère intervention de P. Ariès sur les stéréotypes sociaux

« Je voudrais faire un commentaire à propos d’un cas particulier de ces stéréotypes sociaux auxquels il a été fait allusion. Historien, je l’emprunterai à l’histoire du costume. On sait que dans la bourgeoisie européenne et américaine du XIXe siècle, le petit garçon, pendant ses premières années était habillé d’une robe. Jusqu’à l’âge de quatre ans environ, il n’y avait donc pas de différence entre l’habillement des petites filles et l’habillement des petits garçons. Cela paraît assez amusant à mentionner, d’autant que des psychologues de formation psychanalytique ont tenté d’expliquer ce phénomène par une volonté de féminiser le petit garçon ! Il est plus intéressant de rechercher à la suite de quel processus historique le petit garçon s’est retrouvé habillé, comme la petite fille, d’une robe. En fait, deux ou trois siècles auparavant, habiller quelqu’un d’une robe ne voulait pas du tout signifier l’habiller comme une femme (cf. ci-contre, J. Steen, "La Saint-Nicolas", fin XVIIe). Les magistrats et les prêtres étaient vêtus de robes, parce que tous les hommes d’une certaine qualité en portaient une. Vers le XIVe ou XVe siècle, la mode a été, pour les hommes, d’enlever cette robe et de s’habiller très court et très collant – manière qui paraissait d’ailleurs tout à fait obscène aux

écrivains ecclésiastiques de la fin du Moyen Age et de la Renaissance. La robe a donc été, depuis cette époque, d’une part l’attribut des femmes, d’autre part l’habit des hommes sérieux, de ceux que l’on appelait justement les « hommes de robe ». Survient alors, vers la fin du XVIe siècle, un second phénomène qui tend non pas à faire une distinction entre les garçons et les filles, mais à en opérer une entre les enfants et les adultes. Dans la période précédente, les enfants, garçons et filles, étaient habillés comme des adultes. Pour des raisons variées, et qui n’ont rien à voir avec le sujet de ce colloque, à partir d’une certaine époque on a éprouvé le besoin de distinguer les enfants. Et on a – chose curieuse – habillé les garçons comme des hommes de robe, tandis que les filles continuaient à être habillées comme les femmes. Cela, évidemment, se passait dans les classes supérieures. Le jour où les garçons quittaient la robe, vers l’âge de sept ans, était l’occasion d’une cérémonie importante. C’était ainsi que le garçon et la fille, pendant le XVIe, le XVIIe et une partie du XVIIIe siècle, étaient habillés avec une robe, mais une robe différente. La robe du garçon ressemblait à la soutane d’un prêtre. Au XVIIIe siècle, la robe du garçon est devenue peu à peu semblable à la robe de fille. Mais, initialement, on n’a pas eu l’intention d’habiller le garçon comme une fille. C’est par une série d’approximations successives qu’on a assimilé la robe mâle du petit garçon à une robe de fille. » [p. 275]

2e intervention de P. Ariès sur répartition des tâches entre hommes et femmes

« Historien, je pensais pouvoir réagir surtout à ce que dirait M. Livi-Bacci de la démographie, de l’ancien régime démographique, ou E. Sullerot de la répartition des tâches entre hommes et femmes. Je me préparais à dire qu’il faut distinguer la répartition des tâches – le travail – entre hommes et femmes, et la répartition des “loisirs”, bien que le mot “loisirs” soit un mot anachronique s’agissant des sociétés anciennes. Disons que j’entends par là une répartition des comportements, dans la vie quotidienne, qui n’ont pas trait au travail économique. Or il apparaît que c’est maintenant que mes remarques peuvent servir d’illustration. Dans les sociétés traditionnelles, antérieures à la révolution industrielle, on peut observer deux phénomènes un peu contradictoires en apparence : toute l’organisation de la société rurale ou d’une petite communauté d’habitants, d’un quartier d’une ville, d’une rue d’une ville, était fondée sur..., j’allais dire la séparation des sexes, mais ce n’est pas tout à fait vrai, sur la séparation en trois groupes : le groupe des hommes mariés, le groupe des femmes mariées avec les petits, et le groupe des jeunes, composé essentiellement de garçons. Ces groupes sont séparés ; les jeunes filles vont tantôt avec les femmes mariées, tantôt avec les garçons. On peut admettre qu’il existe des lieux privilégiés pour chaque groupe : le cabaret pour les hommes, le lavoir pour les femmes par exemple. De toute façon, ce n’est pas la maison, car dans la société traditionnelle la maison joue un très petit rôle, à l’exception des grandes maisons bourgeoises où se faisaient du reste les veillées. La femme est la maîtresse de la maison, certes, mais la maison ne joue pas un grand rôle et la femme est presque autant dehors que l’homme. Chacun de ces trois groupes, d’autre part, a un rôle particulier dans la vie quotidienne et la vie sociale. Les jeunes gens, les garçons, ont un rôle de police des mœurs, ils doivent surveiller les ménages. Ils sont assez indulgents envers l’adultère des hommes, mais pas du tout envers l’adultère des femmes. De plus, le groupe des jeunes gens intervient quand une femme mariée ne joue pas son rôle ou excède son rôle, par exemple quand elle “porte culotte” et commande son mari. Alors le mari qui laisse s’instaurer cette situation sera ridiculisé par ce qu’on appelle le “charivari”. Ce groupe des jeunes a de nombreuses fonctions, et, outre la police sexuelle, l’organisation des fêtes. Le groupe des hommes mariés est le seul à posséder de l’argent, monopole à l’époque très précieux. Le groupe des femmes a une quantité de fonctions, mais entre autres une qui est d’autant plus intéressante qu’elle est peu connue, c’est le rôle pacificateur. Lorsqu’il y a rixe, conflit entre les hommes, les femmes interviennent au moment où ça commence à devenir grave.

Cette division en trois groupes n’est pas en contradiction avec la monogamie, qui sépare les groupes et réunit l’homme et la femme mariés dans la maison. Mais les groupes se réunissaient tous ensemble à différentes occasions. Par exemple au cabaret, que nous n’imaginons que masculin, à cause du XIXe siècle. Mais c’était au cabaret que se réalisaient certains contrats qui exigeaient la présence des femmes, comme les fiançailles, et l’iconographie hollandaise nous donne de nombreuses illustrations de ces occasions particulières au cabaret (cf. ci-contre, Lagniet) avec femmes et enfants. Le véritable lieu où s’opérait la réunion des sexes et la réunion des trois groupes était devant l’église, ou souvent au cimetière près de l’église, à la sortie de la messe le dimanche. C’est là que se prenaient les décisions intéressant la communauté. Selon les pays et les régions considérés, on trouve un peu plus de mélange ou un peu plus de ségrégation, mais toujours un certain type de stratégie entre ces trois groupes. » [p. 382-383]


Les iconographies illustrant les interventions de P. Ariès sont issues de P. Ariès, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien régime, Seuil, 1973.