Accueil > Actualité > Newsletter n° 14, Philippe Ariès, une vision de l’enfant

Newsletter n° 14, Philippe Ariès, une vision de l’enfant

mardi 19 décembre 2023, par Guillaume Gros

Site dédié à Philippe Ariès, Newsletter, n° 14, 2023

« Philippe Ariès, une vision de l’enfant »

Alors que la revue Sciences humaines, a intitulé un numéro de sa collection les Grands Dossiers , « Comment les enfants voient le monde » (n° 72, 2023) du premier âge à l’adolescence et alors que le politique interroge la question de la parentalité depuis les émeutes de l’été 2023, les articles qui suivent sont autant de pistes de réflexion, à la suite de P. Ariès, autour des rapports entre la famille et l’enfant, entre l’enfant et les institutions ainsi que sur la place de l’enfant dans l’espace public.

Sennett, « La famille contre la ville »

Dans cet ouvrage majeur d’abord édité, chez Harvard University Press, en 1970, le sociologue Richard Sennett, auteur entre autres du Travail sans qualités (Albin Michel, 2000) étudie à partir de l’exemple de Chicago, les relations entre la vie urbaine, la structure familiale et le vécu professionnel. Dans la préface, il rappelle sa dette envers les réflexions de Philippe Ariès considérant d’ailleurs que « La Famille contre la ville est en quelques sorte le dernier chapitre de l’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien régime ». De son côté, Philippe Ariès, dans sa postface résume le projet de Sennett : « À l’occasion de sa thèse - car c’est une thèse de doctorat -, Richard Sennett pose le problème de l’adaptation de la famille à la vie économique ou urbaine, et de sa réponse aux défis de l’industrialisation ou de l’urbanisation. Ou bien la famille participe avec dynamisme et devient un réservoir d’agents actifs et entreprenants, ou au contraire elle se constitue en marge de la société industrielle et de la ville, comme un refuge ou un oasis. Dans quelle mesure la structure de la famille a-t-elle aidé ou freiné le mouvement en avant qui emportait à toute vitesse la société américaine ? »

Ariès, L’enfant et la rue, de la ville à l’antiville

Dans cette conférence, à l’origine d’une communication intitulée « L’environnement urbain : l’enfant hors de la famille dans la cité », publiée, en 1979, et rééditée, au Seuil, dans Éssais de Mémoire (1993 ; cf ci-contre) Philippe Ariès rappelle que dans le passé, l’enfant appartenait, à l’espace urbain, avec ou sans ses parents : « Dans un monde de petits métiers, et de petites aventures, il était une figure familière de la rue. Pas de rue sans enfants de tous âges et de toutes conditions. Ensuite, un long mouvement de privatisation l’a retiré peu à peu de l’espace urbain, qui cessait dès lors d’être un espace de vie épaisse, où le privé et le public ne se distinguaient pas, pour devenir un lieu de passage, réglé par les logiques transparentes de la circulation et de la sécurité. Certes, l’enfant n’a pas été le seul exclu de cette grande œuvre de mise en ordre, de mise au pas : tout un monde bigarré a disparu avec lui dans la rue. »

Colin Ward, L’enfant dans la ville

- D’abord publié à Londres, en 1978, sous le titre The Child in the city (The Achitectural Press) (cf. illustration ci-contre), L’enfant dans la ville est un classique de Colin Ward. Anarchiste anglais, Colin Ward (1924-2010), a travaillé dans des cabinets d’architectes avant de s’orienter sur le thème de l’éducation à l’environnement. Selon, la quatrième de couverture, le livre explore les lien entre l’enfant et son environnement urbain : « Y sont envisagés les moyens de rendre les rapports entre la ville et l’enfant plus féconds et plus agréables, autant pour l’enfant que pour la ville. C’est le premier ouvrage entièrement consacré aux enfants des villes et dans les villes. Il débute par l’explication de ce qu’est un « enfant », dans le sillage des réflexions de Margaret Mead, Jean Piaget, Paul Goodman, John Dewey et Philippe Ariès. Il s’intéresse ensuite plus spécifiquement aux jeux des enfants dans les villes, en étudiant, d’une part, les enfants livrés à eux-mêmes à l’intérieur des mégapoles du tiers-monde, et, d’autre part, les enfants des quartiers ouvriers de la Grande-Bretagne, qui trouvent dans les rues leurs territoires d’aventures. »

Philippe Meyer, l’Enfant et la raison d’état, 1977

Longtemps journaliste à "France-Inter" et à "France-Culture", Philippe Meyer est aussi un sociologue, auteur de L’Enfant et la raison d’État, (Seuil, 1977, cf. illustration ci-contre) issu de sa thèse intitulée à l’origine, l’ État, ingénieur social . A la suite des travaux de Michel Foucault et de Philippe Ariès, il considère que la famille, est le "résultat, sans doute provisoire, de trois siècles de mise au pas de la société par l’État" (4e de couverture) sous l’effet de l’action des pouvoirs publics se traduisant « dès le dix-septième siècle par l’élimination de toutes les formes de vie qui ne s’organisent pas autour du modèle familial ». Selon Philippe Meyer, dans le nouvel ordre urbain, la famille sera amputée, délestée de son milieu : « Livrée à elle-même, elle devra remplir de plus en plus seule les fonctions assumées naguère dans la rue par la société. Dans la diversité urbaine et sociale, l’enfant apprenait la vie. C’est dire que la transmission des savoirs et des cultures se faisant par apprentissage direct, par imprégnation, il n’était pas séparé d’une communauté dont il prenait sa part d’activités et au rythme de laquelle il contribuait. Mais c’est dire aussi que s’il n’était pas spécifié comme membre d’une classe d’âge à part, il ne l’était guère plus comme propriété particulière de tel ou tel couple. Dans la sociabilité de rue, indiscriminante, l’enfant n’est presque à personne – res nullius – à force d’être presque à tout le monde. Distribuées in vivo par les parents, l’éducation et l’instruction le sont aussi et tout autant par les maîtres et les compagnons à l’atelier, les voisins et les marchands dans la rue, et ceux qui vivent sous le même toit, puisque la maison n’est pas la demeure de la seule cellule familiale. »

Shulamith Firestone, La dialectique du sexe, 1972

Alors qu’il rencontre, dans un premier temps, un succès limité à sa parution en 1960 en France, l’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime de Philippe Ariès, est aussitôt traduit en 1962, sous le titre Centuries of Childhood. Ses thèses séduisent tout de suite, les historiens, des sociologues, des psychologues contribuant à fournir des arguments à ceux qui souhaitent démythifier la famille nucléaire dans laquelle certains sociologues voient alors l’incarnation de la réussite américaine. À la fin des années 1960 et au début des années 1970, l’œuvre de P. Ariès est utilisée par les représentants de certains mouvements contestataires, comme la féministe Shulamith Firestone, par exemple, dans son ouvrage intitulé The Dialectic of Sex. The Case for Feminist Revolution (Londres, 1971) : « Afin cependant de montrer la nature relative de l’asservissement des enfants, il nous suffira, plutôt que de comparer les différentes formes de la famille patriarcale à travers l’histoire, d’examiner le développement de son type le plus récent, la cellule familiale patriarcale. Car sa très brève histoire, qui remonte principalement au XIVe siècle, est révélatrice : l’élaboration des valeurs familiales qui nous sont les plus chères dépend de certaines conditions culturelles, et ne repose nullement sur des fondations immuables. Examinons l’évolution de la cellule familiale – et du concept qu’elle a créé : l’enfance – du Moyen Âge jusqu’à nos jours, en fondant notre analyse sur l’ouvrage de Philippe Ariès : L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime »

Françoise Dolto, Les Voix de l’enfance, 2023

Figure majeure de la psychanalyse au XXe siècle, Françoise Dolto (1908-1988), laisse une œuvre majeure, comme nous le rappelle cette anthologie, Les voix de l’enfance , qui comporte entre autres quatre livres importants, Psychanalyse et pédiatrie (1971), Le Cas Dominique (1971), Au jeu du désir (1981), L’image inconsciente du corps (1984).
Elle emprunte son regard sur l’enfance à Philippe Ariès avec qui elle dialogue sur France culture dès 1974 puis en 1977 révélant deux démarches proches dans la façon de considérer que l’hyper affectivité de la famille et la scolarisation freinent voire bloquent le développement de l’enfant, objet de toutes les attentions comme l’explique Françoise Dolto : « Le fait en plus d’être séparé soudainement de la seule personne qu’il a dans son entourage, celle qui l’a élevé, pour lui cela devient dramatique. Lorsqu’il était entouré de dix ou douze personnes, le fait de se séparer d’une d’entre elles n’avait aucune importance : il était déjà habitué à voir des délégués, des substituts, et un substitut de plus ou de moins, cela ne fait pas une grande différence. Mais de nos jours, quand il s’agit d’une mère avec un enfant unique et qui, tout à coup, le « livre » à un groupe trop grand, où il n’y a aucune médiation entre la mère et le groupe, alors l’enfant subit sans doute un choc très fort. »

VARIA

P. Ariès, une vision de l’enfant et de l’école

Dans la revue Études (novembre 2023, p. 31-41), Guillaume Gros montre le lien entre le surinvestissement affectif de l’enfant et la place excessive de la scolarisation dans son éducation, l’épanouissement de l’enfant, la mise en place de rituels éducatifs pesants et d’une méritocratie sacralisée, entre frustrations et injonctions parentales : « Le rôle nouveau de l’enfant dans la famille comme la place centrale des mères dans l’éducation des enfants, mis en évidence par Ariès, sont autant de thèmes dont s’empare la pédiatrie, à l’image de l’un de ses représentants médiatiques, Aldo Naouri, auteur notamment de Parier sur l’enfant (Seuil, 1988), pour lequel le modèle de l’historien permet de comprendre le surinvestissement affectif, « cette forme d’idéologie de l’attachement telle que l’a énoncée notre époque ». Cette idéologie de l’attachement revêt différentes formes dont celle de l’épanouissement de « l’élève au centre de l’école » qui est au cœur de tout un courant de la pensée pédagogique autour du « puérocentrisme ». Pour la philosophe de l’éducation Dominique Ottavi, c’est Ariès qui fait office de pionnier, en reliant l’histoire de l’éducation à l’histoire de l’enfance et en tentant « de penser comment est apparue cette idée de l’enfant actif, en fonction de laquelle on donne de plus en plus de place à l’autonomie de l’enfant, à sa liberté, à son bonheur ». Cette idée conduit à des injonctions contradictoires vis-à-vis des enfants et des parents. La mise en œuvre des neurosciences est ainsi parfois présentée comme une solution miracle plutôt qu’un outil au service des apprentissages. De leur côté, les parents n’ont plus droit à l’erreur dans l’éducation de leurs enfants. On leur propose aussi, clé en main, des solutions comme l’éducation positive, à l’instar d’Isabelle Filliozat qui popularise la parentalité positive conçue par des psychologues anglo-saxons s’appuyant, là aussi, sur les neurosciences. Or, en courant après la perfection, « les parents creusent leur propre tombe », selon les termes de la psychologue Isabelle Roskam, coautrice d’une étude sur le burn-out parental en 2018. »

Philippe Ariès à Blois

A l’occasion du 26e Rendez vous de l’histoire de Blois, sur le thème « Les vivants et les morts » (octobre 2023), Philippe Ariès, par ailleurs né à Blois, en 1914, est évoqué à plusieurs reprises notamment par Anne Carol, Guillaume Cuchet ou encore Annette Wieviorka laquelle évoque le poids des morts dans son itinéraire : « J’appartiens à cette génération née dans l’ombre portée de la guerre, dans une famille dont l’arbre généalogique, côté paternel, a été sauvagement étêté ». « Ces morts qui hantaient nos vies m’ont faite l’historienne que je suis. J’ai offert, à tous ces morts qui m’ont tant manqué, collectivement, le vaste tombeau que sont mes livres ».

Emmanuel Le Roy Ladurie et Philippe Ariès

Dans le cadre d’un dossier consacré à la “nouvelle histoire”, le Magazine littéraire, en avril 1977, organise une table ronde sur le thème "L’histoire, une passion nouvelle", avec Philippe Ariès, Michel de Certeau, Jacques le Goff, Paul Veyne et Emmanuel le Roy Ladurie, mort le 22 novembre 2023. Parmi de nombreux sujets, l’auteur de Montaillou, village occitan de 1294 à 1324, y évoque les travaux sur l’histoire de la sexualité depuis le livre de Michel Foucault : « Depuis une vingtaine d’années beaucoup de gens se sont intéressés à l’histoire de la sexualité. Lucien Febvre réclamait une histoire de l’amour, Ariès s’y est intéressé dans l’un de ses premiers livres : Attitudes devant la vie. En 1965, Peter Laslett, l’ancien philosophe devenu démographe me disait « grâce à la démographie historique, nous tenons entre nos mains la bombe sexuelle ! C’est ce qui va nous permettre de faire l’histoire de la sexualité ».
Il avait entièrement raison, et beaucoup de démographes se sont attelés à cette tâche depuis 1965. C’est ainsi que la récente enquête de l’Institut National des Etudes Démographiques parue dans Populations, a apporté des choses fondamentales sur la modeste mais incontestable émancipation sexuelle du XVIIIe siècle : à cette époque, il y a eu en effet quelques pour cent d’augmentation des naissances illégitimes et des conceptions prénuptiales. Flandrin je crois, est notre plus grand historien du sexe. Il a mené un combat courageux, au début, du reste, dans l’ironie générale, et il a aujourd’hui derrière lui une œuvre considérable. Je crois donc légitime de situer l’importante entreprise de Foucault dans ce courant d’ensemble. »

Guillaume GROS

Responsable du site dédié à Philippe Ariès,

Chercheur associé FRAMESPA, Toulouse 2,

Pour citer cette Newsletter : « G. Gros, Newsletter, 14, "Philippe Ariès, une vision de l’enfance", Site dédié à Philippe Ariès, http://philippe-aries.histoweb.net, 2023 ».

Portfolio