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Newsletter n° 15, Philippe Ariès : penser la fin de vie

mercredi 26 juin 2024, par Guillaume Gros

Site dédié à Philippe Ariès, Newsletter, n° 15, 2024

« Philippe Ariès : penser la fin de vie »

Essais sur l’histoire de la mort en occident

-Historien de l’enfance et de la vie privée, Philippe Ariès a consacré une grande partie de sa vie à la mort. Il faut relire son ouvrage introductif intitulé Essais sur l’histoire de la mort en occident (1975), toujours disponible au Seuil, en format poche (cf. visuel ci-contre, 2014).
 Très stimulant, il y étudie dans une première partie, rédigée pour un cycle de conférences aux États-Unis, « Les attitudes devant la mort ». De la « Mort apprivoisée », à « la mort de soi », puis à « La mort de toi », l’historien s’interroge sur la médicalisation de la mort au XXe observant un changement plus profond : « La mort, si présente autrefois, tant elle était familière, va s’effacer et disparaître. Elle devient honteuse et objet d’interdit. »
 La deuxième partie de son ouvrage est composée de douze articles qui restent d’une grande actualité et qui peuvent se lire indépendamment les uns des autres.

L’homme devant la mort

- Les réflexions menées lors de l’examen du projet de loi sur la fin de vie à l’Assemblée nationale (2024) s’inscrivent dans une réflexion plus ancienne dont l’un des temps forts à été le vote de la loi dite Léonetti, en 2005, avec des décrets d’application en 2007. Cette réflexion a nourri depuis de nombreux débats à l’instar de la nouvelle proposition de loi en faveur de l’euthanasie à l’Assemblée nationale (2021). Une Convention citoyenne sur la fin de vie a été organisée en 2023 par le Conseil économique social et environnemental (CESE).
 Autant de réflexions qui ont parfois été nourries par la réflexion de Philippe Ariès dans L’Homme devant la mort (1977), également toujours disponible en format poche au Seuil (cf. visuel ci-contre).
 Découpé en 4 parties ; I) Nous mourrons tous, II) La mort de soi, III) La mort longue et proche et IV) La mort de toi, et s’appuyant sur un très large panel de sources, l’historien étudie nos pratiques face à la mort du Moyen-Age à nos jours en interrogeant en particulier la relation « entre l’attitude devant la mort et la conscience de soi, de son degré d’être, plus simplement de son individualité ».

Ariès dans The New Yorker par G. Steiner

Figure majeure de la critique littéraire, George Steiner (1929-2020) qui a rédigé de nombreux essais de renommée internationale comme, Dans le château de Barbe-bleue (1971) ou Maîtres et disciples (2003), a été saisi par l’importance de l’œuvre de Philippe Ariès comme en témoigne, un article pour le prestigieux magazine américain The New Yorker .
 Le grand philosophe qui incarnait l’humanisme européen, rédige ce portrait à l’occasion de la traduction en anglais, en 1981,par Helen Weaver, chez Knopf, de l’Homme devant la mort, sous le titre The Hour of Our Death (cf. visuel ci-contre).
 Après avoir présenté Philippe Ariès comme « une figure de proue de la très influente école française d’historiographie » des Annales, il déroule ses thèmes principaux de l’enfance à la mort en insistant, dans sa conclusion, sur le pari philosophique de cet ouvrage : « “Penser la mort”, la célèbre formule du philosophe Heidegger, qui sonne comme un défi, est un acte tout à la fois redoutablement privé et pleinement communautaire. Rassembler des preuves sur la longue histoire et les conditions actuelles de cet acte, c’est s’approcher tout près du plus intime de notre être. Ce livre est un moment de conscience passionnée. De là vient qu’il est étrangement tonifiant. » »

Images de l’homme devant la mort : un livre caméra

-Indissociable de l’ Homme devant la mort, cet album est l’aboutissement d’une démarche méthodologique fondée sur l’utilisation des images comme le rappelle P. Ariès dans l’introduction : « La mort est iconophile. Cela est vrai des longues périodes antérieures à l’écriture. Cela le reste ensuite. Malgré le discours sur la mort, qui abonde depuis qu’il y a une écriture, et donc une littérature (d’abord sacrée), l’image reste le mode d’expression le plus dense et le plus direct devant le mystère du passage. »
 Comprenant plus de 400 documents d’Europe et d’Amérique avec un panel très éclectique composé d’œuvres d’art célèbres, de monuments et de sites, Images de l’homme devant la mort suscite l’enthousiasme de Roger Chartier, dans Libération, en 1983, qui rappelle sa dimension pionnière de l’utilisation des images : « (…) refusant de donner un simple album d’illustrations commentées, où les légendes auraient repris à la lettre le texte de son précédent livre, Ph. Ariès a voulu construire un ouvrage original, sans doute le premier chez les historiens à traiter ainsi les images. Leur succession y obéit, en effet, à un ordre qui n’est ni chronologique ni thématique mais emprunte à certaines techniques cinématographiques pour jouer avec les durées, empilées, brisées, enjambées […] ».

Ariès, un découvreur solitaire selon M. Vovelle

-Comme tous les pionniers, Philippe Ariès a d’abord suscité chez des historiens une certaine méfiance. Si les terrains défrichés par Michel Vovelle et Philippe Ariès sont proches, les deux historiens divergent sur la méthode. Partisan de l’histoire des sensibilités et de l’autonomie du culturel, Philippe Ariès revendique une démarche intuitive fondée sur un panel de sources hétéroclites quand Michel Vovelle, chantre d’une histoire encore sociale privilégie des séries documentaires homogènes comme les testaments par exemple.
 Pour autant, c’est Michel Vovelle qui rédige, le 11 février 1984, la notice nécrologique de Philippe Ariès dans Le Monde : « Le “modèle” Ariès, comme tous les modèles, est fait pour être malmené, et je ne m’en suis pas privé... Il reste, par sa solidité, par le caractère révolutionnaire même du parti pris de méthode qui le sous-tend, la référence incontournable. Philippe Ariès a livré, quelques mois avant sa mort, dans son dernier livre Images de l’homme devant la mort , beaucoup plus qu’un commentaire iconographique à ses Essais sur l’histoire de la mort en Occident , un nouveau regard, plus troublant encore et comme une dernière invite à scruter les représentations du dernier passage. »

Comment mourir ?

-Philippe Ariès donne en mai 1978 un entretien à la revue Québec science, intitulé « Comment mourir ? ». L’historien est interrogé par Diane Hardy qui, à la fin de l’entretien souhaite qu’il se positionne par rapport aux thèses d’Elisabeth Kübler-Ross (1926-2004). Psychiatre et psychologue américaine, considérée comme une pionnière de l’approche des soins palliatifs pour les personnes en fin de vie, elle est célèbre pour sa théorie sur les différents stades par lesquels passe une personne qui apprend sa mort : « Si on prend l’exemple d’Elisabeth Kubler-Ross, l’essentiel de son œuvre a été de rendre au mourant son initiative, de lui laisser le pouvoir de vivre sa mort. Seulement, l’attitude devant la mort ne peut être un phénomène isolé de tout un vaste comportement à la fois psychologique et social : d’une conscience de soi d’abord, et de la société, et de soi dans la société, et de la société sur soi-même. Peut-on traiter la mort comme un phénomène isolé du reste de la vie ? Je ne le crois pas. Il arrivera que ces nouveaux traitements psychothérapeutiques (E. Kubler-Ross met le doigt sur l’importance de faire parler les malades sur le point de mourir. Ce processus les aide à envisager la mort.) seront une nouvelle technologie bienfaisante opposée à la technologie purement matérielle des soins donnés par les tubes et les piqûres. Il y aura une thérapeutique psychologique à côté d’une thérapeutique chimique, la seule utilisée à présent par la médecine. Ce sera un traitement plus humain de la maladie, mais ça restera une mort dans un petit coin d’un hôpital. La mort restera toujours un petit coin à part. »

VARIA

Vigarello et l’Histoire du corps

-Alors qu’au cours du XXe siècle, l’histoire du corps recoupe l’histoire des mentalités et l’histoire sociale, émerge la notion d’un « corps civilisé » qui emprunte à l’histoire de l’éducation à la suite de Philippe Ariès, auteur de l’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien régime (1960) qui a aussi investi le terrain de l’histoire de la vie privée avec Georges Duby.
 La notion d’un « corps redressé », que l’on doit à la thèse de G. Vigarello (Armand Colin, 1978), s’inscrit dans une démarche interdisciplinaire, sachant que G. Vigarello n’est pas à l’origine un historien, mais un professeur d’éducation sportive qui en questionnant sa pratique sportive a créé un objet historiographique.
 Dans la postface, en 2004, au Corps redressé, aux éditions du Félin (visuel ci-contre), il rappelle ce que sa thèse doit au contexte culturel et intellectuel des années 1970 : « Dans ce contexte culturel, les analyses de Philippe Ariès et de Michel Foucault ont joué un rôle majeur. L’un et l’autre suggéraient une vision de l’histoire de l’éducation et une vision de l’histoire du corps. L’un et l’autre se rejoignaient dans la description d’une enfance moderne « opprimée » pour être mieux éduquée, dominée de part en part pour être mieux normée. L’un et l’autre assimilaient le travail de la modernité à un travail de « répression », avec ses versants éminemment corporels, insistant sur les rituels éducatifs de fermeté sinon d’exhaustivité, alors même que leur point de départ n’était pas nécessairement identique (…) »

Ariès et Bernard Pivot à Apostrophes

-Bernard Pivot (1935-2024) anima de 1975 à 1990 sur Antenne 2, la fameuse émission littéraire « Apostrophes », devenue au fil des années le rendez-vous des auteurs et du monde de l’édition. L’ex-président de l’académie Goncourt qui invita, le vendredi soir, en deuxième partie de soirée, de nombreux historiens, donna une place de choix à Philippe Ariès qui y participa dès l’année de création de l’émission en 1975, alors qu’il publiait au Seuil, Essais sur l’histoire de la mort en Occident. Il y fut ainsi invité pour chacun de ses ouvrages suivants dont l’Homme devant la mort, puis Un historien du dimanche et enfin pour les Images de l’homme devant la mort. Autant de moments que l’on peut écouter grâce aux archives de l’INA.
 Philippe Ariès est alors une figure médiatique, au point que Guillaume Cuchet parle d’un « phénomène Ariès » (Annales de démographie historique, 2020) à l’instar de Jacques le Goff, Georges Duby avec lequel il dirige l’Histoire de la vie privée ou encore d’Emmanuel Le Roy Ladurie. Sa venue à Apostrophes fait l’objet d’annonces et parfois d’entretiens préliminaires dans la presse.

Guillaume GROS

Responsable du site dédié à Philippe Ariès,

Chercheur associé FRAMESPA, Toulouse 2,

Pour citer cette Newsletter : « G. Gros, Newsletter, 15, "Philippe Ariès : penser la fin de vie », Site dédié à Philippe Ariès, http://philippe-aries.histoweb.net, 2024 ».